Ruines avec Figures , 2015
Exposition en partenariat avec Clémence Estève qui reprenanit la figure imaginé autour de la maladie de Froude du nom d'un archéologue connu pour sa capacité à tendre vers l'inexactitude la plus complète (et provoquant les railleries de ses collègues). Imaginant une poétique autour de cette capacité de ne pouvoir tomber juste "de ne pas avoir le flair" nous avions alors imaginés cette exposition.
La truffe au vent, flairons l'échec.
Texte produit pour le journal de l'exigu, à l'occasion de l'exposition.
23 avril 1818, le petit William, 8 ans, joue sur le tapis à motif persan du salon familial. Concentré sur la réplique miniaturisée du HMS Victory que son oncle lui a offert, il imite à la bouche le fracas des 52 canons répartis sur le flanc tribord de son vaisseau. De sa main droite, il organise la fuite d’une coquille de noix qu’il a affublée d’un petit mât en allumette et d’un pavillon tricolore. Les cris fusent de l’embarcation, couverts par la pluie de projectiles qui cherchent à l’atteindre. Sur le pont du HMS une figurine de plomb brandit un sabre en direction des fuyards : c’est l’amiral Nelson, incarné par le jeune William, qui ordonne un cesser le feu. Les matelots s’exécutent et le calme revient petit à petit sur la mer de fils colorés. Au fond de la pièce l’amiral à cru percevoir un mouvement, il ajuste sa longue-vue et place le seul œil valide qu’il lui reste derrière la lentille et, au travers du morceau de verre trouble, reconnaît une silhouette. Lâchant alors son instrument, il soulève le ruban de taffetas noir qui cachait en partie la vision pour découvrir son père faisant les cent pas. L'homme a les traits tirés par la fatigue et l’anxiété, une épaisse fumée opaque se dégage de sa pipe, perdu dans ses pensées, il tourne en rond devant la cheminée. Derrière lui, la porte entrouverte où se trouve la chambre parentale et d’où fusent à intervalles réguliers les cris de détresse de sa femme.
Un heureux événement attend la famille, la naissance d’un enfant de plus dans le manoir des Froude. Les domestiques s’affairent et enjambent sans vraiment le voir le jeune William qui a désormais laissé ses navires s’affaisser sur le sol. L’amiral a chuté de la proue du HMS Victory et git à quelques centimètres de la coque de noix. Les cris poussés par sa mère sont entrecoupés par la voix d’un homme qui intime des ordres à un autre genre d’armée en uniformes blancs : le médecin de famille est arrivé quelques heures auparavant, les bras chargés d’instruments obstétricaux. L'enfant se dresse et approche de son père qui l’ignore pour le moment : perdu dans ses pensées, ce dernier ne fait que marmonner pour lui-même. Quelque chose semble anormal, au bout de quelques minutes, le médecin sort pour appeler son père alors que les cris dans la chambre ont laissé place à des sanglots. William franchit la porte, bravant les interdictions et avance à pas discrets vers le lit parental. Allongée sur les draps, sa mère en sanglots repousse des deux bras l'étrange objet de son angoisse soudaine qu'une des infirmières récupère et dépose dans un landau au fond de la pièce. Ce dernier se met à pousser des cris. Le jeune William, que l’on vient à peine de remarquer, s’échappe de l’emprise de son père pour s’approcher et dévisager le nouveau venu. Entortillé dans ses langes, le tout jeune Froude hurle à pleins poumons. En l’observant, son grand frère remarque un détail étrange, ce petit frère n’a pas de nez....
(deuxième page)
Ainsi démarra l’existence de sir James Anthony Froude, historien au nez creux, qui n’eut de sa carrière que la triste renommée de n’avoir jamais su tomber juste. Risée de ses confrères, moqués par ses descendants, il n’aura marqué l’histoire que de la pathétique empreinte de l’inexactitude qui le caractérisera en chacune de ses découvertes. Aucun objet ou site n’y aura échappé. Là où les plus grands de sa génération firent preuve d’un flair inégalable, le jeune enfant du Devon, ne put que passer à côté. On le raconte à l’origine de si nombreuses théories, toutes plus folles les unes que les autres, que leurs énumérations seraient à elles seules le prétexte d’un ouvrage conséquent . Mais si l’homme ne marqua pas de son empreinte l’histoire des découvertes hallucinées de son siècle, il n’en demeura pas moins le plus parfait exemple de la recherche pour l’amour de creuser, de fouiller, de déterrer sans forcer la compréhension ou la gloriole d’une trouvaille. Il chercha toute sa vie durant par amour de ce sport d’un genre nouveau, constamment mis à mal par l’inépuisable travail de sape qu’organisaient les « autres », à toujours vouloir trouver et comprendre. James Anthony Froude façonna à lui seul sa propre légende, en vantant sans le vouloir les mérites poétiques de l’approximation. On le dit à l’origine de la disparition mystérieuse du nez du Sphinx de Gizeh dont ne reste aujourd’hui plus que le corps et la barbiche séparés entre l’Égypte et le British Museum. Certains lui attribuent même la pérennité d’un courant de pensée mystérieux et anonyme qui habillerait encore aujourd’hui les forums et réseaux sociaux de mille et une théories.
La découverte et son affirmation ne peuvent qu’être approuvées par une majorité silencieuse (convaincu des vertus de la connaissance d’un domaine qu’elle ne maitrise pas et laisse aux bons soins de ceux qui comprennent). Mais une part de nous-mêmes ne peut se résoudre à entrer en une complète confiance. Cette intuition se traduit souvent par l’action de contredire un diagnostic en se rendant sur doctissimo, de chercher à réparer soi-même son chauffe-eau, ou de préparer un soufflé pour 10 personnes. Cette méfiance, devenue maladive, nous pousse à ne plus croire immédiatement mais bel et bien à faire l’expérience de notre propre erreur pour ensuite nous référer (le dos courbé) à la parole d’un spécialiste. Malhabilement, nous cherchons à déconstruire un processus de bout en bout pour le comprendre et l’acquérir, mais finissons souvent (par manque de compétence, d’énergie ou de réel intérêt) par laisser l’objet de notre décryptage érudit là où nous l’avions trouvé. Si Froude fascine encore aujourd’hui c’est parce qu'à lui seul il symbolise cette ambition de chercher sans comprendre ou de comprendre sans être juste. Trompé par son instinct, il n’aura su former que de vagues théories bien vite contournées par ses confrères hilares qui pousseront le vice jusqu’à donner à cette maladie de l’inexactitude le nom de ce génie d’un genre nouveau. Alors, alors si cette absence congénitale d’un organe capable de sentir, ou de flairer, avait eu comme conséquence de ne pouvoir tomber juste : devrions-nous donner au nez la valeur infaillible d’un moyen de comprendre et de trouver ?
Et si la vraie réponse n’était pas dans l’exactitude, mais dans son contraire : dans la poésie que génère le fait de se tromper de chemin, de douter, d’affirmer sans savoir . Si l’arhinie devait donner au monde un sens protéiforme déployant ses réseaux au travers d’une cartographie nouvelle où tous les chemins ne mèneraient plus à Rome ? Si le point A ne menait plus au point B, et si il n’y avait plus seulement de point A.