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Documentation d'artistes diplômés de l'EESAB, 2015 - 2021

Robin Garnier-Wenisch

MÀJ 17-07-2017

Penny Black, 2016

cuivre corrodée, câbles électriques et plâtre.

En mai 1840, en Angleterre, lord Rowland Hill, révolutionnait le principe d'échanges d'informations en proposant non plus que le courrier soit à la charge du récepteur mais de l'envoyeur. Cette nouvelle loi vit l'arrivée du premier timbre payant le "Black Penny", et aurait été à l'origine mis en place après la découverte de fraude par le Lord lui-même. Ce qui m'intéressait dans cette histoire, c'était principalement le changement radical engendré par une telle action et la création nouvelle d'un principe d'échanges d'informations contre rémunérations. L'astuce imaginée par les deux jeunes amants me rappelant par certains aspects les recherches de failles au sein de systèmes de diffusions et d'échanges plus contemporains à l'aide de procédés souvent ignorés parce que considérés comme archaïques. L'oeuvre rejoue cette idée d'un système ne fonctionnant que difficilement, et n'existant que jusqu'à son épuisement total.

L'histoire ci-dessous s'inspire librement de l'anecdote rapportée dans les mémoires du lord et servit de médiation de l'oeuvre pensée pour disparaître de l'espace d'exposition en repartant avec les visiteurs. 

De la cuisine on entendait le fracas des couverts en acier qui s'entrechoquaient sous la main de la tenancière, miss Bannerman. Par la porte à battants entrouverte parvenait le fumet de ces poissons à chair grise que la vieille dame nappait d'une pâte à beignets de sa composition parfumée à la bière brune et au cumin. Elle avait pris l'habitude de les servir frits, enroulée de feuilles de journaux vierges qu'elle se procurait chez un grossiste de l'East Side. La spécialité, arrosée d'une sauce aux échalotes accompagnées de pommes frites, attirait chaque midi dans ses filets une foule d'habitués fanatiques qui n'aurait raté pour rien au monde l'heure de cette messe gastronomique.

Lord Rowland Hill était de ces hommes. Malgré sa condition de gentilhomme et son statut de membre à vie du lion's club de Hendon, il aimait, au sortir de son office, venir se glisser parmi la foule des dockers et des ouvriers. Ôtant alors son chapeau et posant sa canne, il s'asseyait au comptoir et, en attendant son plat, commandait coup sur coup 3 verres de vin d'orange cuite, spécialité de mister Bannerman.

Ce jour-là, alors que le vin l'engourdissait et que sa tête commençait à se dodeliner mollement ,il remarqua la présence d'une nouvelle employée dans l'auberge des époux Bannerman. C'était une jeune domestique aux cheveux bruns, rassemblés sous un fichu de tissus colorés qui évoluait avec une grâce étonnante au milieu des soulards avachis. Concentrée sur son ouvrage, elle ne semblait pas avoir remarqué l'irruption dans la pièce d'un coursier qui l'appela à voix haute pour capter son attention. Elle se retourna et laissa son balai pour se saisir du pli que lui tendait le jeune homme : une missive envoyée par son fiancé partit en affaires sur le continent. Elle contempla l'objet pendant de longs instants d'un air concentré et remis le pli dans les mains du coursier. Embarrassée, elle lui expliqua qu'elle était dans l'impossibilité de s'acquitter du prix de la course, et se résignait à rendre la lettre.

Lord Hill, qui avait assisté à la scène du coin de l'œil , se leva alors, et en vrai gentleman, donna au coursier la somme demandée. Sans doute aveuglé par la satisfaction muette qu'il éprouvait pour son acte, il ne remarqua pas le changement d'attitude de la jeune femme dont le visage s'était assombri. Se saisissant de l'enveloppe que lui remettait le jeune homme, il vit que sur le verso de l'enveloppe n'était pas inscrit de nom ni d'adresse, mais un billet tendre, sans doute écrit de la main du fiancé. Surpris, il prit la liberté d'ouvrir la lettre et découvrit avec stupeur que cette dernière était vide.

Piégée, la jeune servante dut expliquer à un Lord Hill abasourdi, le subterfuge imaginé par les deux amants. Celui-ci consistait à toujours refuser les missives et de n'écrire leurs courriers que sur le verso des enveloppes qu'ils s'envoyaient, s'économisant ainsi à chaque fois la valeur d'un penny.