C’est rêver de Babylone qui m’a fichu dedans
On parle rarement des œuvres qu’un·e artiste n’assume plus et il est difficile de spéculer sur celles qu’il ou elle réalisera peut-être un jour. De fait, écrire au sujet d’un·e artiste diplômé·e depuis peu d’une école d’art, et dont la pratique continue d’effectuer d’importants virages, constitue un exercice périlleux à la frontière du « ne plus » et du « pas encore ». Au cours des derniers mois, mes échanges avec Robin Garnier-Wenisch ont souvent tourné autour des remises en cause et réévaluations constantes des médiums à partir desquels il travaille, tout en questionnant la position oscillante qu’il occupe dans un milieu de l’art soucieux d’identifier le rôle de chacun·e. Nos conversations distillaient de l’incertitude dans l’analyse d’une pratique qui, au moment où nous l’abordions, continuait de se révolutionner. Robin venait de publier un roman, une de ses sculptures s’évaporait pour devenir un enregistrement audio… Progressivement je réalisais que l’intranquillité d’une pratique mouvante n’était peut-être pas uniquement chez lui la conséquence d’un état de transition mais un principe de travail ou du moins une donnée importante pour l’aborder. Et ses œuvres, prises au beau milieu d’un « ne plus » et d’un « pas encore » disaient quelque chose sur les modalités de la présence artistique et littéraire de leur auteur. Une présence proche du spectre, qui, théorisée par Jacques Derrida, a justement la particularité de s’établir dans l’indétermination d’un futur qui n’est déjà plus vraiment ce qu’il était. Le travail de Robin semblait résonner à plusieurs endroits avec la pensée hantologique développée par le philosophe dans l’idée que des fantômes, scories mémorielles, pouvaient se manifester et agir au sein de la création. Il y avait d’une part les histoires de fantômes qu’il me racontait, faisant intervenir les Disintegration Loops de William Basinski, musique hantée par excellence. Et puis il faut dire qu’à Rennes, j’avais rencontré l’artiste au travers d’autres - avant de faire sa connaissance en chair et en os. On me l’avait évoqué comme un ami, collaborateur au sein du project space Le Praticable, et souvent auteur de textes destinés aux artistes que je croisais. Son omniprésence avait pour autant quelque chose de fragmentée tant il avait pris l’habitude d’apparaître ou de signer sous différentes identités, d’Aloys Schwartz à Thomas Morneval. Des masques qui préservaient l’intégrité d’un rôle à jouer ; Robin serait artiste tandis qu’Aloys ferait le critique, comme une réponse à l’indétermination de sa profession. Entre sculpture, écriture, commissariat ou critique, il semblait que Robin s’était « réglé sur la fréquence d’autres voix 1». Il avait donné naissance à des fantômes qui participaient à sa propre fiction.
C’est ainsi qu’Aloys Schwartz, jusqu’ici nom sans histoire et simple signature, est devenu le protagoniste principal d’un petit roman rédigé par Robin Garnier-Wenisch lors d’une résidence d’écriture au Castel Coucou début 2018. Critique d’art et commissaire d’exposition de 43 ans, Aloys est contraint de retourner dans sa ville natale de Forbach suite au décès de son père. Le décor de l’histoire est celui que Robin a eu le temps d’arpenter pendant sa résidence, un paysage minier désargenté, au milieu duquel subsiste l’utopie fanée de grands ensembles conçus dans les années 1970. Le retour sur ses terres natales est l’occasion pour le personnage de sonder son histoire familiale et d’enquêter sur la généalogie bancale de son propre nom dont le « t », entorse à la langue allemande, laisse déjà présager d’une imposture. À l’excavation d’une mémoire enfouie s’ajoute le réveil d’une langue assoupie, le Platt, dialecte des provinces rhénanes qui donne son nom à l’ouvrage : Wat For Grenz ? (quelles frontières ?). Déjà, Robin avait rêvé Babylone2 en Migdal Babil (2016), son premier récit au long cours, une fiction-compilation d’informations relevées ou fantasmées sur l’histoire de la tour de Babel et la fin d’une langue unique. Il avait aussi consacré un texte à la naissance de l’Esperanto dans la revue la pièce fantôme avant de se projeter récemment dans le Niourk (New York) post-apocalyptique du XXVe siècle créé par Stefan Wul. La fiction comme une « machine à défoncer le temps 3 », à en rêver les époques, à jouer avec des langues oubliées ou pas encore nées. Les récits de Robin se nourrissent précisément de la « mémoire de ce qu’il n’a pas au présent 4 », de reconstitutions par une connaissance revendiquée approximative de l’histoire et ses réminiscences intempestives. Aloys Schwartz, personnage de roman dont la plume continue, dans notre réalité, d’analyser les travaux de jeunes artistes, semble alors se rapprocher de Justine Frank dont le roman Sweet Sweat, rédigé en 1931, se voyait finalement publié par l’artiste israélien Roee Rosen en 2009. À aucun endroit, ce dernier ne précisait avoir créé de toutes pièces le personnage de Justine Frank par la voix de laquelle il reconstituait un pan de l’histoire juive. Comme Aloys, Justine est un alter ego manipulé par son auteur mais dont les écrits, hantant le champ de l’art contemporain, vivent indépendamment de ce dernier. Des spectres, tels que Mark Fisher les définit 5, qui agissent sans avoir de présence physique et qu’il aurait fallu inventer s’ils n’avaient pas existé.
Robin a l’air de dire qu’il fera probablement moins de sculpture dorénavant. La matière de certaines a déjà été absorbée par leur propre fiction comme en témoigne un enregistrement vocal transmis par l’artiste. Il y raconte qu’une de ses sculptures, sorte de cloche en plâtre munie de deux bras gantés, suspendue à la charpente du lieu d’exposition et qui susurrait des mots en ASMR 6 à quiconque passait la tête en dessous, avait rappelé à certain·e·s visiteur·euse·s la pendaison du propriétaire de l’atelier dans lequel se déroulait l’exposition. Et Robin de dire que l’histoire de ce fantôme se manifestant à travers l’œuvre viendrait probablement se substituer dans le futur à la présence physique de celle-ci. Ainsi s’amorce la transition du travail de la matière vers celui du son par l’intermédiaire de sculptures dont on pouvait d’ores et déjà constater qu’elles fonctionnaient, comme pour une communication, sur le mode de l’émission et de la réception. Quand elles n’étaient pas émettrices d’un son (A.S.M.R, Appelle-moi) ou d’un texte, sortant tel un ticket de caisse par la bouche d’un Golem (/MET), elles se destinaient à recevoir. Ainsi Le tire la sueur, forme molle en plâtre et latex qui évoquait d’ailleurs un conduit auditif tapissé de cérumen, s’accompagnait d’une doudoune lestée de sable censée faire abondamment transpirer quiconque la porterait et dont les eaux devaient rejoindre la cuve de la sculpture. L’expérimentation autour du passage d’un état à l’autre de la matière et des fluides corporels pouvait rappeler celle d’un Bruno Bottela, qui en 2014, transformait son urine en cristaux appliqués par la suite sur les vitres de la Fondation Ricard 7. Et de ses sculptures, des formes blanchâtres aux contours incertains proches de celles de Robin, il disait : « Finalement ce ne sera pas un objet à proprement parler, plutôt un appel à des circonstances nouvelles »8.
Depuis peu les lectures publiques auxquelles se prête Robin renouvellent les circonstances que produisaient ses sculptures, une forme de communication au sein de laquelle les sécrétions et les odeurs continuent de jouer un rôle. Il s’y accole à une autre artiste, Laure Mathieu avec qui il compose une partition à dire côte-à-côte. Leurs mouvements dans l’espace ne redoublent pas ce qu’ils lisent mais questionnent la manière dont le récit s’immisce dans le quotidien, par une réminiscence, une lueur. Au festival SETU, tous deux fumaient des cigarettes électroniques dont le parfum, menthe glacée ou fleur d’oranger, emplissait la grange puis le pré où le public était affalé. Ces nuages odorants qu’ils continuaient de répandre pendant toute la durée du festival avaient le potentiel de remémorer au public les histoires qui y avaient été associées. Au DOC, à l’occasion d’une lecture performée intitulée LE LIÈVRE, L’OPEL, L’ÉCLAT, LA CROÛTE, la fiction faisait surface sur les visages des deux artistes dont les fronts moites étaient éclairés par la lumière des téléphones portable sur lesquels ils suivaient le texte.
Suer toujours, comme une des manifestations de stress ou de malaise que Robin se plaît à mettre en scène, sillonnant autant les techniques de relaxation – les murmures apaisants de l’ASMR, l’assise sur des boules de yoga – que les positions d’inconfort. Lors de sa fin de résidence, dans la bibliothèque municipale de Forbach, il lisait Wat for Grenz ? en équilibre sur une chaise bancale dont l’un des pieds reposait sur une pile de ses propres livres. Une instabilité revendiquée qu’il est difficile de ne pas relier à l’équilibre délicat d’un artiste posté à la lisière de plusieurs professions tentant de faire vivre le texte dans l’espace d’exposition, la fiction dans la critique. Peut-être fallait-il alors se plonger dans le roman de Justine Frank pour mieux se rassurer. Car, écrit-elle, « un grand futur attend [ceux] qui secrète[nt] de telles eaux ». 9
Elsa Vettier, novembre 2018
1- “ Writers have to tune into other voices”, Mark Fisher, Ghosts of my life: writings on depression, hauntology and lost futures, Zero Books, 2014, p.45
2- Tout comme Richard Brautigan, auteur cher à Robin Garnier-Wenisch dans Dreaming of Babylon / Un privé à Babylone, auquel le titre de ce texte est emprunté. « C’est rêver de Babylone qui m’a fichu dedans. J’aurais pourtant fait un bon flic. » Richard Brautigan, Un privé à Babylone, 1981, Christian Bourgois, p.35
3- L’expression est de l’artiste Bruno Botella (dont il sera question plus loin) dans « OBOROT », texte rédigé par l’artiste à l’occasion de son exposition éponyme à la galerie Samy Abraham, Paris, 13.09-27.10.2012
4- Jacques Derrida dans Ghost Dance de Kenneth McMullen, 1983
5- “the spectre understood not as anything supernatural, but as that which acts without (physically) existing.”, Mark Fisher, Ghosts of my life: writings on depression, hauntology and lost futures, Zero Books, 2014, p.18
6- L’ASMR (Autonomous Sensory Meridian Response) est une technique de relaxation auditive faisant principalement intervenir le chuchotement ainsi que des sons doux de tapotement ou de papiers froissés.
7- Dans le cadre de l’exposition humainnonhumain, sous le commissariat d’Anne Bonnin, 12.06.2014 – 12.07.2014
8- Bruno Bottela, « Dormir à l’envers (chugging along with a funnel of steam) », communiqué de presse de l’exposition éponyme à la galerie Samy Abraham, 21.01 - 25.02.2017
9- “A great future awaits her – she who secretes such waters”, Justine Frank / Roee Rosen, Sweet Sweat, 1931, Sternberg Press, p.89
Edgar Hilsenrath dans Le conte de la pensée dernière nous raconte une histoire qui se concentre autour du territoire du peuple arménien. Commençant son livre par un décès, le narrateur choisit de revêtir la forme d’un dernier souffle s’échappant et remontant le fil du temps avant de s’envoler vers les limbes. S’ensuit un roman-fleuve, curieux et historique, écho d’une réflexion que poussera l’auteur le long de sa carrière : l’histoire du temps passé est le fruit d’une parole au présent.
Installé, plus ou moins confortablement, au sein de ce dernier souffle, le lecteur entame le temps et remonte à la source de siècles de persécutions. Dans le conte, curieusement, l’auteur ne cherche pas à raconter une Histoire-science qui pourrait manquer, voire faire défaut, il propose l’inverse : un ressenti individuel pour lutter contre l'oubli. Hilsenrath, jeune juif allemand émigré pendant de longues années, connaît ce genre d’histoire et sait de quelle manière les raconter. Il a connu les pogroms et le ghetto Mogilev-Podolsk, les déplacement entre la Roumanie, la France, la Palestine et les États-Unis, avant de revenir en 1975 dans son pays. De son histoire intime, il a déjà écrit Nacht et Le Nazi et le Barbier, deux autres romans qui ont eu du mal à faire leur place dans une littérature bien-pensante de l’après-guerre. Aigri par un exil forcé, frustré par son statut d’éternel étranger, l’auteur s’oppose avec une violence parfois poussé jusque dans ses propres limites à une littérature trop lisse, dont il déplore le manichéisme. Lui, envisage une écriture capable de se faufiler entre les récits et de soulever l’ensemble de cette bâtisse un peu molle (que certains aimeraient rigides et sans aspérités) nommée maison de l’Histoire en marche. Son récit, au fil des romans, devient mérule, organisme s’étendant en parasitant les moindres zones mystérieuses ou inexplorées des architectures historiques qu’il choisit d’investir. Il invente une grande Histoire, fictionnelle ou scientifique, qui ne serait pas faite d’une matière rigide mais souple, capable de s’étirer et de se lover dans les rouages anguleux de nos sociétés modernes. Edgar Hilsenrath ressemble ainsi plus à un conteur, tel que décrit par Walter Benjamin dans son texte sur l'auteur russe Nikolaï Leskov : « L'art du conteur consiste pour moitié à savoir rapporter une histoire sans y mêler d'explication. À cet égard, on peut considérer Leskov comme un maître du genre ?…? L'extraordinaire, le merveilleux est raconté avec la plus grande précision, mais le contexte psychologique de l'action n'est pas imposé au lecteur. Celui-ci est laissé libre de s'expliquer la chose comme il l'entend, et le récit acquiert de la sorte une amplitude que n'a pas l'information »*
Ces idées d’étirements, de souplesse d’une ligne temporelle non matérialisable ont eu sur mon travail une influence considérable qui me questionne encore aujourd’hui. Au travers de mes sculptures et de mes textes, j’essaie de donner une idée de la temporalité, et au creux de son inévitable flux, de lui attribuer une forme à mi-chemin entre l’individu et la collectivité.
Comme une vieille habitude, j’’utilise souvent des images pour m’exprimer : elles me permettent de synthétiser une abstraction mentale souvent coincée entre différentes strates de conceptions et de langages. Ces images deviennent ensuite un terrain sur lequel je peux venir travailler des matières qui me servent de point de départ pour chacune de mes sculptures. La plus récurrente qui me permet d’illustrer mon approche artistique est venue de l’observation des composantes d’un panneau de bois OSB, appelé aussi dalle de grandes particules orientées. Ce qui m’intéresse c’est que là où une planche de bois ne raconte qu’en verticale l’histoire d’un arbre au milieu d’un ensemble d’autres arbres, la plaque d’OSB, elle, narre l’aventure de la forêt dans son ensemble. Je m’intéresse plus à ce potentiel de micros récits, éclatés en différents micros vaisseaux et rassemblés ensuite en une dalle de taille standard remplissant les mêmes fonctions qu’une dalle de bois plein.
Cette dalle me sert de support d’investigation, à la manière du tableau de liège qu’utilise l’enquêteur pour remonter ses différentes pistes. Je l'imagine bien, celui-ci, il est facile à décrire dans le parfum froid et humide d’une nuit d’hiver. Il est rentré dans son bureau bardé de clichés cinématiques et a jeté son panama sur une des patères en rotin branlante à sa gauche. Il s’est servi un verre de glaçons qu’il a arrosé d’un bourbon mielleux avant de s’affaler dans son large fauteuil de cuir usé. Ajoutons un détail amusant qui nous permettra de suivre le fil de notre histoire globale : dans le coin de son œil droit, un tableau peint, de mauvaise facture, figurera une forêt artificielle du genre de celle que l’on retrouve sur la route des Landes. Notre enquêteur aime à savoir cette toile présente à ses côtés : la rectitude et l’arrangement de ces longs arbres sans branches bien droit qui poussent d’un commun effort pour percer le ciel semblent donner de l’ordre au chaos de son intérieur. En sirotant son bourbon notre enquêteur s’est laissé engourdir par ses rêveries, son regard planté sur le panneau de liège disposé au dessus de son bureau. Il y a là une carte de la ville entourée de portraits photographiques et des notes diverses manuscrites sur des petits post-it de différentes couleurs. Au moyen d’aiguilles plantées et de fils de laine rouges, il a créé un rhizome de potentiels et ainsi construit la solution de son énigme . L’énigme, celle qui le tourmente depuis plusieurs mois et qui le pousse à venir au beau milieu de ses nuits s’enfermer dans son sordide petit bureau de détective des années 50.
Le vent siffle sur les vitres, et bientôt une fenêtre mal fermée s’ouvre dans un grand éclat. Une terrible bourrasque humide s’infiltre. Le tableau peint aux arbres bien rangés se détache de son clou et tombe platement sur le sol. Au verso, notre enquêteur découvre une dalle d'OSB qui a du servir de support à la toile, il y est inscrit le nom de l’auteur et une date : 1997. Sur la plaque mise à jour, les diverses échardes de ces différents arbres racontent en un brouhaha contrôlé le témoignage d’une temporalité précise : l’histoire de la forêt peinte. Cette histoire ne lui apparaît alors plus uniquement circulaire, latérale ou horizontale, mais multiple. L’enquêteur pose son verre vide, il enlève la toile qui recouvre le morceau de bois et l’accroche au mur, à côté de son tableau de liège. Il prend ensuite une punaise qu’il vient piquer au centre de la dalle d'OSB et dirige un fil de laine rouge en sa direction, reliant ensuite l’autre extrémité sur le quartier où se trouve son immeuble, dessiné sur la carte.
Ainsi posé, tout semble devenu plus cohérent, logique, implacable. Une impression fortement agréable lui donne du rouge aux joues : il vient de trouver la dernière pièce de son puzzle. En se resservant un verre de bourbon, il pense avec émotion à ce livre qu’on lui avait offert quelques années auparavant. Était-ce de Perec ? Il y était question de « poseur de puzzle » et de « faiseur de puzzles ». Il se dirige vers sa bibliothèque et parcours les différents volumes rangés de l’index avant de tapoter sur la tranche d’un petit livre de poche écorné : La vie : mode d’emploi, c'est bien de Perec. Il s'en rappelle maintenant comme d'un cadeau-boutade qu’une amie lui avait offert « pour le titre ». Il l'avait laissé traîner longuement sur son bureau avant que l'un de ses clients ne le remarque et lui en parle. Il avait alors tout de suite retenu ce vif intérêt, caractérisé par une dilatation de la pupille du sujet, un détail qu'il avait appris à reconnaître durant ses années de baroud. Le soir même, il s'était lancé dans la lecture du livre et l'avait fini en quelques heures, avant de le ranger aux côtés d'autres livres précieux qu'il ne lirait plus mais voulait savoir près de lui.
Il parcourt l’ouvrage à toute vitesse pour y retrouver le passage en question. Dans cet extrait, l’auteur propose que chaque constituant d’un puzzle classique ne soit qu’une partie d’un tout prédéfini « l’élément ne préexiste pas à l’ensemble, il n’est ni plus immédiat ni plus ancien. Ce ne sont pas les éléments qui déterminent l’ensemble, mais l’ensemble qui détermine les éléments »**. Le faiseur de puzzles imagine donc un cadre rigide à soumettre à un poseur de puzzle. Il lui donne les règles implicites du jeu, et contraint son action à une temporalité, une géographie, etc.
Fier de se sentir faiseur et poseur de son propre puzzle, l’enquêteur repose le livre sur ses genoux. Il caresse du pouce la couverture égratignée et s’endort du sommeil du juste, assommé par les bourbons et la satisfaction.
Dans mon travail, je cherche à faire se télescoper ensemble des éléments qui n’auraient pas eu à se rencontrer. Je joue des temps, des moyens, des techniques en cherchant à donner au neuf une patine ancienne et vice versa. J’accélère les corrosions et je les transforme en stigmates artificiels. En provoquant des mises à distance et des anachronismes, je cherche à raconter l’histoire d’humains sans me préoccuper de repères précis sur des échelles traditionnelles (temps, cartographie, démographie, etc.). En supprimant la mesure étalon, je cherche à provoquer un regard distancié, décalé qui propose un nouveau format de puzzle à construire par l’expérience de l’œuvre, sa mise en marche ou sa lecture. En créant une mise en décalage, je veux proposer un regard curieux sur le flux du temps et la construction de la mémoire.
Ce qui m'intéresse dans ces histoires, c'est leurs formes. Elles ont pris au fil du temps l'apparence d'un canevas immuable sur lequel tout ou presque pourrait être ajouté. L'exemple le plus singulier m'est venu, il y'a quelques mois en regardant quelques extraits du film Mortal Kombat : Annihilation. Un nanar sorti en 1997 et réalisé par John R. Leonetti dans lequel je suis tombé sur une séquence entière tournée dans un des temples que j’avais pu visiter, lors d’une résidence en Thaïlande l’été dernier. Ce temple, présent dans l’ancienne capitale thaïlandaise, Ayutthaya, m’est alors apparu complètement étranger. Il avait été grimé d’effets spéciaux très peu réussis et de cascades en tous genres et servait de décor au deuxième volet d'un film basé sur l'univers d'un jeu vidéo extrêmement populaire. Quelques minutes plus tard, c’était la cité nabatéenne de Petra en Jordanie, qui servait de lieu de refuge d’un des personnages principaux. Ce dernier rebondissait en salto hors de la pierre des maisons Troglodytes et lançait des éclairs par ses paumes de mains grandes ouvertes. Cette contradiction totale m’a fait réfléchir à l’importance que nous accordons aux images et à la temporalité que nous leur ajoutons. Si j’avais vu ce film à sa sortie, alors âgé de 8 ans, je n’aurais sans doute pas fait cas de ces décors, mais sans doute plutôt de l’acteur au premier plan. J’aurais imité ses mimiques exagérées et aurais sans doute cherché moi aussi à faire jaillir des éclairs de mes doigts. On aurait pu m'offrir une réplique en plastique thermoforméE de l'arène de Petra dans laquelle j'aurais fait se battre SubZero contre Jax, créant avec les mêmes moyens que mes ancêtres une mythologie, un décor, une action et un but. Mais, replacé dans le contexte actuel, après avoir découvert ce temple au hasard d’une promenade et m’être renseigné sur la cité de Petra pour l’écriture de Migdal Babil***, je ne peux plus voir ces scènes sans penser au personnage qui m’en obstrue la vision. C’est donc une mise à distance par l’apprentissage qui m’aura permis de ne plus regarder ces architectures sans penser à leur histoire et sans leur donner une narration autre que celle que le film cherche à me donner. C’est cette même mise à distance qui me questionne sur l’objet que je regarde et qui ne peut me laisser indifférent désormais.
Il est intéressant de voir comment les histoires se suivent au cours du temps et comment celle-ci sont réadaptées : les mots qui les constituent sont eux-mêmes issu de cette alchimie constante qui les faits se modifier, muter au travers des âges. Parmi ces différents symboles, un des plus récurrents sans doute est celui de l'usage des masques. Ces revêtements stigmatisés sous la forme d'humeurs caractéristiques se retrouvent dans chaque civilisations, courants de pensées, modes et folklores et sont sans cesse réinterrogés. Depuis les visages en pierre du néolithiques jusqu'à l'usage de masque en latex en passant par différents usages comme les scold's bridle de l'Angleterre du 16ème siècle où les loups Vénitiens du 18ème, l'usage de ces excroissances a toujours été une attitude récurrente dans les civilisations.
Ainsi, depuis quelque temps, je fabrique des masques que j’ai nommés de différentes façons, en fonction des attitudes que je leur donnais. Il y a le chanteur, le réveil, la catatonie, colère, bec 2 lièvres, etc. Ils m’ont été inspirés par l’écoute d’une conférence de Pierre Lemonnier au musée du quai Branly**** sur le peuple Baruya. Cet ethnologue y racontait son impossibilité à synthétiser l’histoire d’un peuple par la photographie d’objets ou même par la présentation de ceux-ci dans un musée, justifiant son incapacité par la complexité des rituels. Chez les Baruya, chaque objet est créé pour l’instant « T » de son utilisation et débarrassé de tout intérêt une fois sa fonction remplie. Les vestiges d'une station de prière servent, une fois le rituels terminé, de bois pour une palissade où de combustible. La tribu des Baruya n'accorde que peu d'importance à l'objet où même à sa conception qui reste souvent sommaire, n'accordant des pouvoirs qu'au temps de l'usage.
Attiré par l’esthétique des masques Asaro de Papouasie Nouvelle-Guinée, j’ai ainsi voulu mettre en application cette analogie de la plaque d’OSB. M’inspirant aussi bien des caractéristiques propres aux émojis et autres smileys, mais aussi de masques dits « involontaires » (bouches d’égout, sac à dos... Toutes sortes d’objets contenant une « bouche » et deux « yeux » identifiables) ou des masques Kifwébé****. J’ai commencé à constituer un catalogue d’émotions diverses et variées. Ces visages, pris individuellement, ne pourraient que servir à raconter une volonté d’imitation, plus ou moins fidèle, de tel ou tel culture, tribu, rituel. Mais ensemble, mis bout à bout comme les pièces d’un puzzle sans forme prédéfinie, ils s’assemblent pour donner une image tronquée, une réalité alternative. Ce que je cherche à comprendre au travers de ces recherches, c'est si la contraction de tous ces potentiels pourrait apporter une histoire et quelle en serait la teneur. Plutôt que de chercher à imiter ou illustrer, je voudrais créer des ponts imaginaires
Mon travail, dans un sens plus général, ressemble ainsi plus à une pratique de laborantin, travaillant les matières pour servir un schéma en perpétuelle évolution. À l’image de la figure de l’architecte utopiste décrit dans l'ouvrage de Gilles Lapouge******, je cherche à maîtriser un ensemble tout en redoutant le moment où seront fixés les contours de l’ouvrage en cours. L’utopie ne semble pouvoir exister que dans les méandres de son intime construction et se transformer en une décision arbitraire dès sa mise en perspective. Je bâtis en compactant diverses temporalités entre elles, proposant de suivre le fil d'un récit que je veux libre d'usage et de circulation.
* : W. Benjamin : Le Conteur. Réflexions sur l'oeuvre de Nicolas Leskov, 2000, Gallimard.
** : G.Perec, La Vie mode d’emploi, 1978, Hachette livres.
*** : Migdal Babil, roman sur la construction de la tour de Babel à partir d’une enquête sur internet, 2016, ITAAC.
**** : P.Lemmonier, Anthropologie des objets ordinaires : faire, faire faire et faire penser, nouveaux regards sur les techniques, conférence au musée du quai Branly, 2015.
***** :Tribu Songyé (Congo) masque Kifwébé utilisé pour les rituels de vie.
****** : G. Lapouge, Utopie et Civilisations, 1973, Librairie Weber.