MudMan, 2016
extrait de la nouvelle du même nom.
MudMan s'intéresse à la contraction, au compactage d'échelles de temps, de lieux et d'individus en partant du constat qu'un objet rituel pouvait par certains égards faire penser à un émojis et inversement. La nouvelle raconte l'histoire d'un personnage découvrant peu à peu que l'intégralité de sa mémoire n'existe que figée au travers de ses textes et ne lui à jamais vraiment appartenu.
La photo que je cherche aujourd'hui montre justement trois Asaro "Mudmen" assis sur un banc, vêtus de leurs costumes traditionnels. Cette photo a été prise lors d'un déplacement en Papouasie pour des vacances éclair, quelques instants après avoir assisté à une représentation chorégraphiée d'un ancien rituel. Un autre photographe présent à mes côtés avait capturé plusieurs images lors de la danse. Sautillant autour des guerriers en costumes, il n'avait pas cessé de shooter en leurs directions, tentant des angles originaux, de dessous de côté, etc. Loin d'être exaspérés par sa présence, les jeunes guerriers jouaient le jeu, posant dans des attitudes provocantes, montrant leurs longues griffes en bambous et s'agitant de toutes leurs forces. Le photographe était un de ces reporters qui travaillent pour de grands médias internationaux. Je n'avais jamais osé lui parler, mais avait entendu au bar de l'hôtel dans lequel nous étions tous deux descendus, une jeune serveuse qui m'avait raconté qu'il faisait le tour du monde régulièrement. Un curieux personnage au visage grêléet aux yeux très clair, qui passait le plus clair de son temps le nez dans ses journaux à siroter des cafés et enchainer les cigarillos en commentant entre ses dents les actualités dans une bouillie de mots intraduisibles.
À la fin, il avait amené avec lui trois jeunes adolescents pour leur montrer ses clichés. Il avait placé la carte sd de son appareil dans son ordinateur et l'avait offert aux jeunes hommes qui s'étaient assis pour mieux apprécier le spectacle de leurs corps en mouvements. J'avais trouvé le moment cocasse et avais pris discrètement une photo de ces guerriers en habit cérémoniel face à cet écran. Je m'étais dit que je trouverais immédiatement quelque chose à en faire une fois mon voyage retour effectué, et j'avais commencé à noter quelques morceaux de phrases sur mon portable.
La redécouverte de la photographie me fit d'abord une étrange impression : replacé au sein d'un ensemble d'images qui représentent toutes des morceaux de ma vie, j'ai la sensation de ne pas me souvenir exactement du décor et même des jeunes hommes. J'ai regardé le texte conservé dans mon portable qui dit en substance :
"- Corps chétifs qui portent charge de lourd crâne de terre crue / blanchis à la chaux.
- des lances, entre sagaies et ixwa, dont la pointe chargée de mana, portent les marques des corps tombés.
- "Mudmen".
- trois jeunes hommes : 17, 19 et 21 ans/ Goroka / Papouasie Nouvelle-Guinée / mois de mai 2015."
Je sens monter en moi un profond découragement et déplace l'écran de mon portable loin de mon regard sur mon bureau. Je n'ai rien noté de plus, juste ces simples éléments que j'aurais pu déduire ou retrouver ailleurs. Rien sur la sensation du climat sur mon corps, des bruits, des odeurs, aucun détail sur mon voyage, sur les conditions de vie, la situation politique locale, le rapport avec les touristes étrangers... Je suis pourtant persuadé d'avoir passé du temps sur cette notice, pour ne justement rien perdre de ces instantanées de sensations... J'ouvre quelques autres fichiers sur mon portable, qui portent d'autres noms, les parcours rapidement et ne trouve rien de plus. J'ai l'impression de n'avoir rien produit, et soudain, même la photographie me parait étrangère. Je zoome sur les visages. Bien sûr, je les reconnais, mais seulement en fouillant dans ma mémoire et en plissant des yeux de toutes mes forces et sans qu'aucun nom ne me revienne. Je ne parviens pas à me souvenir des visages de ces trois guerriers sans leurs masques, quant au photographe qui leur avait prêté l'ordinateur... Il y'en avait bien un qui me remonte en tête, mais la situation dans laquelle je le revois semble désormais dans un tout autre contexte. Je décide d'arrêter de chercher au bout de quelques minutes et me résous à prendre un peu de distance avec mon écran.
Par le passé, j'ai déjà pu rencontrer ce genre de difficultés et je sais que forcer ma mémoire ne servirait à rien, il faut la laisser travailler sans y réfléchir et le souvenir revient invariablement à sa place. J'ai pris l'image que j'ai placée en fond d'écran de mon ordinateur pour toujours l'avoir sous les yeux, et puis j'ai ouvert machinalement mon navigateur internet. Je retrouve quelques onglets ouverts sur des articles d'actualité que j'ai commencé à feuilleter ainsi qu'une page présentant un masque Songye (peuple bantou du sud-est de la République Démocratique du Congo), je me déplace sur d'autres pages et me laisse aller. Mais au bout de 15 minutes, l'angoisse vient me sortir de ma torpeur : je ne me rappelle toujours de rien. Je regarde sur le bureau l'image désormais agrandie, et me concentre. Une idée me parcourt alors l'esprit, une idée à peine formulée qui semble filer à grande vitesse, mais laisse sur son passage un écho troublant. Et si la raison n'était pas à chercher dans l'identification de ce lieu ? Ne comprenant pas tout d'abord le sens de ma propre interrogation, je me mets à réfléchir : pourquoi cette image ne me rappelle rien ? Pourquoi je n'arrive pas à me souvenir du nom des guerriers, de l'odeur qui émanait de la terre glaise fraiche, de la chaleur sur ma peau, des cigarettes que je fumais, de mon voyage retour, de la gueule des hôtesses, du foutu goût des plats ou du bouquin que je lisais ? Un frisson me parcourt la peau, je regarde mon portable, cherche la note que j'y ai écrite, regarde la date et vois qu'elle ne correspond pas. Je vais sur internet, tape les mots "ASARO" et "Mudmen" et arrive bien vite sur une banque d'images qui se met à défiler sous mes yeux. Je crois en reconnaitre un bon nombre et me glace en voyant dans un coin à gauche, celle qui se trouve en fond d'écran sur mon bureau... Je clique sur le lien et arrive sur le blog de Kate et Jim, un couple d'Américains parti en Papouasie Nouvelle-Guinée pour leur 10 ans de mariages. Au milieu de toutes ces photographies, celle que j'ai prise comme étant une partie de mes propres souvenirs est présentée avec pour légende : "My shot was obviously staged. I asked the guys to sit with the MacBook after watching their dance. Just couldn't resist the old verses new technology plus the great matching colour scheme. ".
La Mélodie de Bonne Heure (MudMan), 2016
Tote-bag, crédit photo Allia El Fani et Nouvelle Collection Paris.