La ballade de Jérôme et Serge. 2016
Nouvelle écrite pour la revue Faros #2 sur la thématique des frontières.
Les oeuvres présentées ci-dessus sont des pistes de réflexions autour de la création d'un état extrémiste produites dans le cadre d'une exposition de la revue à la galerie du Praticable. Le point de départ du texte ci-dessous et par la suite de ces oeuvres à été la découverte d'un groupuscule issu de "la manif pour tous" qui cherchait secrètement à quitter le territoire pour investir dans une petite île et reconstruire une nouvelle France.
Pris d'une légère montée de fièvre, Jérôme s'était levé un peu plus tôt ce jour-là. Passé en vitesse dans la salle de bain, il avait massé sa mâchoire inférieure avec un peu d’eau au-dessus de la faïence de l'évier. Sommairement rafraichi, il s’était ensuite assis sur l'une des chaises en rotin de la cuisine de ses parents : le temps que son café se fasse. Son caleçon bâillait au niveau de son bas ventre laissant apparaître un entrelac de poils bruns d'ou émanait une odeur forte. Sur sa poitrine et dans son dos étaient gravés plusieurs tatouages, répartis sur les zones les plus charnues : la gueule stylisée d'un chien féroce, les contours d'un poing américain, une rune d'inspiration nordique et les trois bandes du drapeau.
Jérôme se servit une tasse de café, puis deux, puis trois. Il les but coup sur coup, d’un trait sec et bruyant. Sa mère vint le rejoindre, et sans dire un mot, appuya la tête de son fils contre son ventre. Là-dedans, il put entendre tous les petits bruits du matin : la digestion filtrant au travers des entrailles, le cœur qui bat encore mollement et la poitrine un peu vieille qui se soulève à mesure de l’air qui entre dans les poumons. Dehors, le ciel gris s’était teinté de quelques touches de mauve. En bas de l’immeuble, un chien sans collier parcourait les vestiges de poubelles éventrées à la recherche de nourriture en rabe. Toute la province alentour était silencieuse. Le fils se leva, voyant qu’il était en retard et se dirigea vers la salle de bain où il enfila un pantalon kaki et un pull à col montant. Passant à nouveau devant le miroir, il ne put retenir un sursaut de coquetterie et actionna le moteur de sa tondeuse électrique. Passant plusieurs coups sur son crâne, il retira la plus grande majorité des quelques petits cheveux qui lui restaient encore. Sa mère, venue derrière lui, l’aida à finir de raser l’arrière de sa tête. Une fois qu’elle eut fini, il épousseta ses épaules et son dos à l’aide d’un tee-shirt sale, remit son pull et se saisit des clefs de son scooter qui trainaît dans le vide-poche de l’entrée. Elle l’accompagna jusque vers la porte, comme pour essayer de le retenir. Il sentit son estomac se nouer au moment d’appuyer sur la poignée mais ne se retourna pas. Il ne voulut rien montrer de ces élans de faiblesse qu’il abhorrait et choisit de presser le pas dans l’escalier. En s’engouffrant dans la route qui menait aux dunes, le vent siffla sur son crâne nu lui procurant d’intenses frissons qu’il prit à tort pour une sensation de liberté. Dans le ciel, le ballet de quelques goélands criards retint son attention pendant un laps de quelques secondes où il ne fixa plus le bitume. Il reprit ses esprits avant l'accident et redressa son scooter qui s’était dirigé sur le bas-côté. Puis, il bifurqua à quelques centaines de mètres de chez lui, et descendit le sentier au travers des dunes. Ses amis du club des Jeunes de la Nouvelle Région s’étaient réunis près de la baraque à frite de son pote Serge. Un espace convivial qui leur servait de quartier général depuis bientôt six mois. Le gérant avait dressé trois tables et disposés des cannettes de bière et des cendriers Marlboro. Sur la devanture de son estanco deux drapeaux tricolores flottaient au vent. Il avait pris soin de barbouiller dessus à la bombe noire les slogans « On Est Chez Nous » et « Europe, Jeunesse, Révolution » en lettres capitales. Jérôme mit son scooter sur la béquille, coupa son moteur, descendit en remettant en place son entrejambe et serra fraternellement les mains de ses compagnons. Tous s'asseyèrent sur les chaises en plastique disposées à leur égard et ouvrirent les bières pendant que, s’éclaircissant la voix, Serge prenait la parole.
Il raconta ce que tout le monde ici savait déjà, puisqu’il le répétait chaque semaine. Président des Jeunes de la Nouvelle Région du haut de son mètre quatre-vingt-quinze, tous voyaient en lui un grand chef. C'était un solide gaillard au regard bleu acier et aux joues creuses traversées de minces cicatrices : vestiges d’une peau mal entretenue durant l’adolescence. Debout sur une des chaises, il mimait la gestuelle de ses idoles politiques . Dans son discours : l’Europe et les divers lobbys mondiaux gangrénaient le système, les hommes politiques n'étaient que des pantins asservis et les citoyens en général une bande de faibles, de bobos, de collaborateurs. Il appelait de ses vœux une terre nouvelle, vierge des pêchés du XXI ème siècle. Rien de nouveau en somme. Ce qui changeait aujourd'hui, c'était cet index tremblant qu'il pointait vers cette langue de terre qui se dessinait à quelque pas de sa cabane, remplaçant l’habituel océan qu’on y voyait. Autour de cette zone, un cordon de fourgonnettes de militaires campait de pied ferme. Jérôme y jeta un œil nerveux, conscient de ce qui allait suivre. Malgré la présence de ses copains, il ne pouvait s'empêcher d'avoir la trouille et se retenait, en tirant nerveusement sur sa cigarette, de dégueuler ses trois cafés à même le sable. Cela faisait maintenant plus de six mois que cette parcelle de terre qui obsédait tant Serge avait surgi des flots. Un soir d’orage, un tremblement sous-marin avaient causé de nombreux incidents sur la côte, allant jusqu’à submerger les quelques récoltes alentour. Pas de grands dégâts, dans cette région désertée des hommes, mais suffisamment tout de même pour qu’une équipe de scientifiques fasse le déplacement. Ils avaient alors pu constater l’avènement de ce plateau étrangement plat de plus de cinquante kilomètres de long sur quarante-sept de large. Une croûte solide, semblable à une grosse écaille de poisson, et qui semblait être venue tout droit du fin fond des océans. Ormis cela, il n’y avait rien de plus à dire sur ce terrain : pas de signes extérieurs de quelconques bizarreries, rien. C'était juste un morceau de terre, propulsé hors des eaux internationales, venu s’ancrer le long de la frontière. Le gouvernement, peu enclin à investir dans cette excroissance de territoire, se désintéressa vite de la zone, la déclarant au bout de deux semaines Terra Nullius : terre sans patrie. Jérôme se souvenait qu’à l’annonce de la nouvelle, il était déjà ici, avec ses amis, à la terrasse de chez Serge. À l’époque, tous ne s’intéressaient pas plus que ça à la politique ni à ce bout de machin sorti de nulle part. Mais quand l’État avait décidé de le laisser là, à la merci de quiconque, il y avait eu une sorte de déclic. Serge, que son activité obligeait à vivre non loin d’une surface d’eau suffisamment grande pour qu’il puisse y vendre bières fraîches et glaces, s’était retrouvé du jour au lendemain au chômage technique. Seul responsable de son malheur, cette bande de terre sortie des flots, qui déplaçait le littoral à plus de cinquante kilomètres de sa boutique. Bien sûr, les premiers jours il avait pu y voir un certain attrait touristique. Allant même jusqu’à rêver les yeux ouverts d’une petite extension à sa gargote où il aurait pu vendre toute sorte de bibelots aux touristes. Persuadé d’un filon à suivre, il avait commandé des centaines de casquettes, ouvre-bouteilles, tee-shirts, griffés des contours de la nouvelle terre. Mais depuis que l’attention autour du phénomène était retombée à plat, il avait eu sur les bras son lot de marchandises invendues. Cette blessure franche dans son égo de grand stratège, il l’avait attribué à l’État qui l’avait laissé tomber. Rancunier, il s’était mis à boire et à gueuler sa façon de penser aux seules personnes qui l’écoutaient encore : ses quelques potes dont Jérôme faisait partie. Ils l'avaient écouté, puis compris et enfin cru. Ils avaient alors commencé à se réunir de plus en plus souvent, puis à fonder une association et lentement mais surement : s’étaient mis à dériver. Cette zone là-bas, leurs disait Serge, c’était l'Eden : leur nouvelle France. Il y voyait la promesse d’une Atlantide à l’envers, ressortie des flots pour se faire patrie des apatrides. Le groupe des Jeunes de la Nouvelle Région était né.
Aujourd’hui, si Serge avait fait venir ses gars, c’était pour que tous se dirigent vers la zone à midi pile. Les militaires qui encerclaient le périmètre avaient reçu l’ordre de quitter les lieux et de laisser l’ilot aux mains de celui ou celle qui y apposerait le premier son étendard. Dans ce but précis, Serge avait fait coudre par sa fiancée un drapeau dans le plus grand des secrets. Finissant son discours, il prétexta aller chercher d’autres bières pour s'absenter et ressortit avec l’étendard aux couleurs de la France. Sur les trois bandes colorées, un grand aigle aux contours stylisés faisait office de blason sur lequel était inscrit « Honneur, Patrie, Fraternité » dans un parchemin déroulé entre ses deux serres. En lisant le mot « Fraternité », Jérôme eut un frisson qui lui parcourut le dos et lui fit oublier, l’espace de deux minutes, cette peur un peu idiote qui l’envahissait au moment du départ. Depuis quelques semaines, Serge avait en effet soumis au groupe des Jeunes sa nouvelle lubie. Après une sévère déconvenue aux dernières élections municipales, il avait décidé que tous iraient vivre dans la zone et y fonder une nouvelle communauté. Hors de question d’attendre encore un peu plus que son parti ne vienne au pouvoir légalement. Il avait décidé de donner une bonne leçon à ses compatriotes en leur montrant que créer un état viable, du moment qu’on avait le sens de la discipline, était chose simple. Aujourd'hui serait le jour de la venue au monde de la nouvelle France.
Ils se rassemblèrent une fois le discours finis et se dirigèrent vers les militaires attroupés. Ceux-ci attendaient impassiblement l’ordre qui les feraient enfin partir d’ici. Prévoyants, Serge et ses gars s'arrêtèrent à quelques mètres du cordons et enlevèrent leurs paraboots trop serrés qui les empêcheraient de courir. À midi moins 5, il y eut un mouvement parmi les militaires et à midi pile, ils s’écartèrent et laissèrent le passage à Serge et sa bande. Dés le premier pas posés sur sa nouvelle patrie, Jérôme se sentit un homme nouveau. Les embruns qui sifflaient à toute vitesse sur ce plateau sans reliefs donnaient une étrange impression d’immensité à l’ensemble. L’émotion venait enfin faire place à l’angoisse des premières heures. Il se tenait debout, les poings sur les hanches et observait l’horizon de sa nouvelle patrie. Serge, le visage fermé, focalisé sur sa mission de leader, avançait l’air grave, tenant la main de sa fiancée serrée dans la sienne et dans l’autre son précieu drapeau. Arrivé sur un léger promontoire et se saisissant d’une petite masse qu’il avait emportée pour l’occasion, il enfonça le manche de son drapeau et le libéra pour le laisser flotter au vent. Ce dernier se déploya, magnifique, au dessus de la lande déserte. Quand Serge se retourna, ses hommes virent que ses yeux étaient rougis par l’émotion, une première pour tous ceux qui le connaissaient. Ouvrant ses bras en grand, il proclama, au bord des larmes, tel un prophète, le premier jour officiel de leur utopie. Un débordement d’émotion collective parcourut les militants et tous se mirent à chanter l’hymne qu’ils avaient imaginée ensemble. Dans cette lente mélopée vinrent se mêler d'autres chants. Surpris, Jérôme se retourna et vit d’autres drapeaux tricolores flotter au vent, à quelques mètres seulement d'eux. Il y en avait de toutes sortes, barrés de symboles différents : un crucifix surplombant un cœur, quelques croix gammés, des fleurs de Lys, un Bulldog... Jérôme reconnut certains de ses camarades de combats à qui il avait dû, sans le faire exprès, raconter le projet de sa bande. Ils avaient dû vouloir eux aussi en profiter et venaient aujourd’hui réclamer leurs parts d’Eden. Ces lâches sans personnalités essayaient de venir ternir leur rêve. Si le combat qu’ils menaient ensemble contre leurs opposants les avaient unis dans l’adversité, c'était sans s'avouer qu'ils ne pourraient jamais cohabiter ensemble. Leurs groupes supportait les idées des radicaux royalistes, mais ne voulait pas de roi, tandis que les néonazis de France-Charlemagne rêvaient d'un état guerrier et les ultras, de leur côté ne pensaient qu'à boire. Tout ce monde d’extrémistes s’était retrouvé là, à planter leurs drapeaux et à chanter leurs hymnes, ruinant la beauté de l’instant présent mis en place par Serge et ses hommes.
Pendant ce temps, les militaires s’étaient rassemblés sur les contours de l’île. Un des gars de la bande reconnut les uniformes des artificiers. Il y eut un mouvement de panique et une détonation, suivie de plusieurs autres, résonnèrent tout autour d’eux. La terre se mit à trembler alors que se dressaient de larges colonnes de fumées. Le temps que Jérôme comprenne enfin ce qu'il se passait, il était trop tard, le piège se refermait sur eux et les bords de l’ilot se détachaient de la côte. Tous se mirent à courir pour tenter de rejoindre la terre ferme, mais Serge sortit de sous son Bombers un vieux pistolet et les menaça de s'en servir. Les yeux injectés de sang et les veines de ses tempes gonflées, il fulminait. Piégés comme des souris de laboratoires, ils n’avaient même pas pensé à prendre avec eux le matériel nécessaire à une isolation forcée. Ils avaient pensé d’abord prendre position sur l’île pour ensuite aller se ravitailler chez leurs nouveaux voisins et construire ce qu’il leur manquait. Leur état serait passé par différentes étapes avant de se désolidariser de sa grande sœur française, mais pas aussi brutalement. Jérôme quant à lui, regardait le littoral s’éloigner, impuissant. Il eut une pensée pour sa mère qu’il avait laissée là-bas en lui promettant qu’il reviendrait la voir. Coincés par les flots, on vit les différents conquérants se ruer les uns sur les autres pendant que leur Nouvelle Terre dérivait irrévocablement, jusqu'à n'être plus qu'un point lointain à l'horizon.
On ne retrouva de traces d’eux que quelques années plus tard, au large de la Grande-Bretagne, quand un hélicoptère de la douane aperçut les couleurs délavées de fanions tricolores flotter sur une langue de terre qui dérivait au fil des flots.