Exposition NEST, Chantier Art House, Bruxelles, Février 2017
À l’entrée une chouette se penche sur le visiteur. Elle n’est pas des plus effrayantes, c’est une cousine éloignée du rapace bienveillant de Thomas Bewick, mais il y a quelque chose dans son regard qu’on pourrait qualifier de gothique. Premier frisson. Rien de bien inquiétant encore. C’est un peu plus loin que la menace surgira sous la forme d’une figure masquée ou milieu des bois ou de têtes coupées, suspendues à des branches. Des trophées. Une chèvre imprimerait presque au tout une allure de rituel chamanique si ses yeux ne nous donnaient pas envie d’hurler. Reste alors à trouver dans cette forêt l’arbre le plus touffu pour se dissimuler. Des panneaux de bois gravés, matrices protectrices, et des murs de feuilles légers et transparents comme des pétales viennent former un nid d’où on peut voir sans être aperçu. On entendrait presque les feuilles bruisser et on se laisse aller à soupirer.
C’est un abri au creux des arbres qu’Arnaud Rochard a construit chez Chantier(s). Un refuge élégant, soyeux mais puissant qui contraste avec la férocité de son univers habituel. L’un n’existe pourtant pas sans l’autre. Le nid est là pour observer sans être vu. Contempler la folie des hommes depuis une forêt sacrée ou le temps s’est arrêté à une époque et à une contrée qui semblent avoir toujours existé. On se recueille ici dans une intimité digne et silencieuse et l’on attend d’avoir la force d’affronter à nouveau le monde et son tumulte. On s’amuse à se faire peur en contemplant de loin les vanités qui peuplent la forêt. Les murs de branches et de feuilles sont un cocon qui préfigure le temps du recueillement et de la genèse. Un avant-propos. La possibilité d’une renaissance. Comme une nouvelle chance avant la bataille. Alors on savoure ce moment, on souffle sur la finesse des feuilles, on en admire la transparence et on se réjouit que ce qui est furieux ou courroucé soit encadré ou mis sous verre. C’est toujours ça de gagné. Un peu de temps pour s’échapper avant de replonger. Heureusement la forêt est dense. Une jungle gravée à même le bois et des impressions manuelles qu’Arnaud a retravaillées à la peinture à l'huile, au fusain, au pastel, à l’acrylique, au tampon parfois pour faire de chacun de ces fragments des pièces uniques et tirer la langue aux idées reçues sur la gravure dont il célèbre ici le renouveau.
Manipuler, influencer, convaincre ou au contraire dénoncer : l’artiste est depuis toujours un amateur éclairé de gravures satiriques et d’affiches de propagande. Il puise son inspiration dans l’historiographie européenne et travaille depuis quelques années à élaborer sa propre interprétation du monde. Cruel et sombre. Souvent apocalyptique. Les figures qui animent son univers fantastique et inquiétant n’ont rien à envier aux satyres, centaures ou monstres marins qui ont imprégné l’idéal esthétique des estampes de la Renaissance. S’il a choisi ce mode d’expression, c’est par appétit pour le travail de la matière et aussi très certainement pour remonter à la source. On pense aux 1800 gravures sur bois du Liber Chronicarum, (Chronique de Nuremberg) qui retrace en 1493, au lendemain de la découverte de l’Amérique, l’histoire de l’humanité telle qu’elle est envisagée au moment de la grande découverte de l’autre que sera le nouveau continent.
Cette base solide et érudite, sa connaissance acérée de l’histoire de la gravure et de son impact sociétal ne vient pas alourdir le travail par des références consciencieuses et élaborées mais au contraire le nourrit en profondeur pour déployer un univers à la fois étrangement familier et terriblement personnel. On y croise des figures de l’art populaire, des silhouettes animalières qu’on croit avoir déjà vues. Ses propositions techniques sont l’objet de réflexions et de séances de travail poussées.
Le résultat est surprenant de modernité.
Astrid Chaffringeon
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Arnaud Rochard est un artiste fasciné par l’histoire et les images avec un caractère graphique : les gravures satiriques, les images et affiches de propagande, les photos de guerre. Il s’intéresse au côté sombre et macabre de l’historiographie des cultures européennes, qui selon lui illustre encore le monde dans lequel nous vivons. "Cette combinaison de séduction et de révulsion me donne envie de créer des images crues et sauvages avec une technique précise et maîtrisée".
Il utilise des planches de bois, des gravures, de l’eau forte et aquatinte, dessine à la plume et à l’encre de chine, sculpte des oeuvres suivant des thèmes bibliques et mythologiques comportant une violence exacerbée. Sa technique est très maîtrisée, incisive et puissante, dénotant concentration, absorption de la matière, grande précision, geste sûr et forte maturité. Son exercice est lent et assidu.
Tout dans sa technique et son travail s’inspire et se réfère à l’histoire de l’art, notamment, l’histoire de la gravure, du Moyen-âge, de Schongauer à l’expressionnisme allemand qu’il absorbe avec énergie et passion. Son intérêt se porte sur la figuration libre des années 80, aussi sur l’art figuratif, les paysages, les jungles, les décors chargés, laissant peu de place au vide, habités par des personnages sombres et mortifères raccordés au contexte.
Ses thèmes récurrents : natures mortes, bestiaires fantastiques, centaures, vanités, complètement empreints des épopées légendaires transportent inexorablement vers l’imagerie apocalyptique des siècles passés. Ils percutent encore l’imaginaire aujourd’hui, bouleversent et rassurent.
De l’ensemble de cet héritage composite, Arnaud Rochard a su développer un traitement de l’image et un style singulier qui lui sont propres. Il ne finira pas de faire rêver ou cauchemarder ; en tous les cas, on ne sort pas totalement indemne à la vue de son travail.
Sylvie Arnaud
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A propos de l'exposition individuelle Lord of the flies.
Noir et blanc, comme un moment de suspension avant le déferlement de la horde sauvage. Noir et blanc,
comme un dépouillement — voire un écorchement — et, sous la pellicule presque entièrement disparue des
couleurs, un grouillement effarant, infâme.
Telle se présente l’exposition d’Arnaud Rochard dont le titre, celui du livre de William Golding, ne laisse
aucune ambiguïté sur la façon dont il convient d’interpréter les oeuvres, visions brutales, mystérieuses,
sanguinaires et macabres, d’un univers d’où ont reflué les règles fragiles qui ont un jour composé une
civilisation.
Les signes distinctifs de la noirceur sont là : têtes de mort, chauves-souris, toiles d’araignées, crânes, bêtes
apocalyptiques, boucs sataniques. Rien d’inédit dans ces motifs, mais un vertige d’époques et de lieux qui
viennent se précipiter ici. L’artiste avoue son attrait pour les univers post-catastrophiques (voir ainsi Gummo,
d’Harmony Korine ou La Route, de Cormac McCarthy), ainsi que des sources visuelles aussi diverses que la
bande-dessinée psychédélique ou d’anciennes planches de botanique. D’autres références plongent leurs
racines dans l’histoire de la gravure, de Schongauer au Romantisme noir.
La place de cette technique, dans le travail de l’artiste, doit être soulignée. Celui-ci, en effet, en pratique
diverses formes — gravure sur bois, aquatinte, eau forte —, réalise aussi des dessins à la plume — qui,
comme la gravure, permettent un haut degré de précision ; il expose enfin de puissantes planches de bois
gravées, dans lesquelles il creuse ses dessins avec rage, vigueur et acharnement, comme s’il soulevait des
pans entiers d’écorce pour révéler ce qui se cache, en dessous, de cru et de sauvage.
La technique, minutieuse, acérée, garantit le potentiel de déchaînement chaotique de son oeuvre. Elle pousse
la représentation jusqu’à la menacer d’instabilité. Plus il y a de motifs accumulés et plus la matière se fait
dense, chargée, explosive.
Cette façon de graver le bois a quelque chose de chamanique, comme s’il s’agissait d’y faire contenir toute
la violence possible. On y perçoit la réminiscence de gestes anciens, telle la fabrique d’ex-voto chargés
d’éloigner un mal. A moins que ce ne soient les planches d’un grimoire renfermant dans sa matière la
mémoire encore chaude et fébrile d’un savoir obscur.
Anne Malherbe 2013
Une faune étrange, voire grotesque, un univers engendré par le chaos à l’image des récits de la création du monde. La mythologie personnelle d’Arnaud Rochard est également habitée par les icônes de l’histoire de l’art, de la culture populaire et musicale, de Jérôme Bosch à Die Antwoord, en passant par les « droggs » d’Orange Mécanique. Confrontation sans échelle de valeur (gravure médiévale, arts premiers, films fantastiques, punk hardcore, hip hop, white trash…), à l’instar d’une série B moyenâgeuse où l’Ankou chevaucherait un BMX et Caïn assassinerait son frère à coups de batte de baseball. La diversité des techniques et des médiums utilisés (aquarelle, dessin, gravure sur métal, sur bois, monotype, sculpture) correspond au foisonnement des codes et des références culturelles empruntées par l’artiste. L’œuvre gravée évoque à la fois, Albrecht Dürer, Rodolphe Bresdin et les pochettes de Heavy Metal.
En opposition à la violence du sujet et du trait– vision apocalyptique, humour macabre – la facture des gravures et dessins d’Arnaud Rochard surprend par sa délicatesse. Le fond et la forme ainsi réunis dans un équilibre, confèrent à l’œuvre de ce jeune artiste toute sa justesse.
Maïa Muller, 2012
YOU CAN’T BRING ME DOWN
Une jeunesse estropiée plantée dans un décor de bitume, de grillages et de ciels tristes. Des environnements urbains aux allures de scènes de guerre… Cette description succincte de quelques scénettes qui composent l’œuvre d’Arnaud Rochard pourraient être celles de ces banlieues américaines où zonaient les jeunes kids hispaniques, ceux-la même qui – quand les gangs ne les ont pas décimés – sont devenus des figures de hip-hop comme B.Real de Cypress Hill où les membres de Suicidal Tendencies. Cypress Hill et le thrash-metal du combo californien ont en commun ce mélange de conscience politique aigüe et de nihilisme. Les deux cultures musicales partagent un univers volontairement violent et exutoire évacuant les frustrations d’une adolescence partagée entre la résignation et une rage que rien n’entrave.
L’œuvre entière d’Arnaud Rochard documente cette violence crue, élémentaire. Les personnages qui l’habitent sont écorchés, à la limite de la vie comme le montrent les pièces « Krokus » ou « Heresy ». Le regardeur est confronté à une suite de scènes de guerre.
La facture de ses pièces témoigne elle-même de cette rage. Le trait des gravures de l’artiste frappe par une gestuelle qu’on devine décidée, sèche et raide. Bien que l’incision semble imprécise, les gravures en question font néanmoins preuve d’une finesse exceptionnelle. Arnaud Rochard est manifestement un technicien hors pairs
Son œuvre sculptée possède les mêmes caractéristiques. Elle est habitée par les mêmes personnages estropiés. Dans le cas de « Suicidal Maniac » il devient totem. Ici aussi les volumes sont angulaires et sèchement taillés. Une autre sculpture titrée « El Testigo » (le témoin) consiste en un tronc d’arbre aux entrailles ouvertes et flanquée d’un couteau.
Les matériaux sont simples. Arnaud Rochard appartient-il à la jeune génération d’artistes d’aujourd’hui qui par conscience politique – anti-consumériste – préconisent les matériaux récupérés ? L’artiste préfère en tout cas le bois. Les différentes pièces présentées dans l’exposition à la galerie Maïa Muller – sculptures et bois gravés – en sont la preuve. On sent chez lui un certain attachement à la matière et on imagine aisément l’artiste sculpter à la tronçonneuse avec la même précision qu’il réalise ses bois gravés.
Le corps, au final, est un élément central du travail d’Arnaud Rochard. D’une part ses pièces sont peuplées de personnages. Par leur présence et leur échelle, les sculptures également apparaissent comme des figures, quand bien même elles représenteraient autre chose.
Mais d’autre part, l’œuvre de l’artiste documente une culture dans laquelle le corps est le seul maître, le seul témoin avec lequel repousser ses limites. Telle est la pratique du skate qui incite une mise a l’épreuve du corps et telles se pratiquent les drogues qui, agissant sur ce corps, induisent une modification plus ou moins significatives des perceptions. L’art précisément, n’est pas bien éloigné de ces choses là.
La violence qui caractérise son œuvre et dans laquelle il puise son inspiration, Arnaud Rochard la restitue sans la conceptualiser. Les scénettes qu’il reproduit sont ainsi très pures et d’une rare immédiateté.
La musique qui l’a nourri transparaît dans son œuvre par des références assez explicites. Ainsi apparaissent sur les t-shirt des personnages de ses gravures les logos des Dead Kennedys, de Krokus ou d’Heresy. L’artiste reconnait ouvertement l’influence des deux groupes américains Suicidal Tendencies et Cypress Hill.
On l’a vu, le groupe de thrash-metal crossover et le groupe de hip-hop partagent une même vision. S’ils s’adressent à des publics qui ont chacun développé leur singularité, ils ont les mêmes racines. A la fin des années 70 et dans les années 80, les kids des communautés immigrées latinos sont exposés au hardcore punk de Discharge, de Bad Brains (un groupe de punks noirs) et des Dead Kennedys plus encore qu’au funk. Devenus musiciens, certains rejoindront les rangs de groupes de thrash-metal tels que Slayer, Anthrax, Testament ou Suicidal Tendencies et d’autres, plus tard, intègreront les meilleurs formations de hip-hop. Mais cette culture est aussi partagée par plusieurs musiciens noirs comme Ice T – reconnaissant qu’il a découvert sa vocation en écoutant Black Sabbath – ou Rocky George, le guitariste virtuose de Suicidal Tendencies qui formait au début de sa carrière un groupe avec Jeff Hanneman et Dave Lombardo de Slayer.
Culturellement, le hip-hop et le métal partagent donc bien plus qu’on ne pourrait le penser et Arnaud Rochard en est lui-même la preuve. Les deux musiques le nourrissent et sa culture transparait naturellement dans son œuvre. Il se distancie toutefois d’influences graphiques trop évidentes pour des références plus subtiles. Il développe un univers aussi personnel qu’inédit dans lequel il exprime une rare immédiateté.
Jérôme Lefèvre, juin 2011
A strange fauna, even grotesque, a universe created by chaos in the image of Earth Creation’s tales. Arnaud Rochard’s personal mythology is also inhabited by Art History, Pop Culture and musical icones from Jérôme Bosch to Die Antwoords, including Clockwork Orange’s “Droggs”. Confrontation without any value system (medieval woodcut, primitive art, fantastic movies, punk hardcore, hip hop, white trash…), in the manner of a Middle Age B-movie where Reaper would ride a bmx and Caïn assassinate his brother with a baseball bat. The engraved work evokes all together, Albrecht Durër, Rodolphe Bresdin and heavy metal jackets.
In opposition to the violence of the subjects and the stroke –apocalyptic vision, macabre humour – the craftsmanship of Arnaud Rochard’s prints and drawings surprises by its delicacy. The content and the form thus reunited in a state of balance, confer to the work of this young artist all its soundness.