LE LIEVRE L OPEL L ECLAT LA CROUTE / 2018, les écritures bougées, au Doc!, Paris / en collaboration avec Laure Mathieu
2018, 8h. Laurent Pomey subit les quoli- bets de ses camarades de classe. Il baisse les yeux : ses deux jambes duveteuses lui per- mettent de signifier à lui même qu’il a oublié son pantalon. 2018, 8h. Laurent se lève, et masse son sinus endo- lori. Depuis quelques jours, chaque réveil lui laisse un goût désa- gréable. En appuyant sur ses yeux fermés il visualise deux grosses taches bleues à l’en- droit où il posait son regard quelques frac- tions de secondes plus tôt. Cette présence per- sistante de migraines ophtalmiques l’inquiète. Car bien que Laurent omepy soit écrivain, il fait de l’image, particu- lièrement numérique, un usage immodéré. Il garde sur son ordina- teur un certain nombre de dossiers d’images qu’il compulse durant d’assez longs moments qu’il appelle ses temps chatoiements. Lors de ces instants privilégiés, il enfile un long pyjama gris, qui lui fait un pli à la bedaine caractéris- tique, et dans une ré- gression tout à la fois spontanée et organi- sée, il range les images qui lui arrive sous diffé- rents flux dans une sorte de constellation du sens. Sa pensée plus lente que les ré- seaux lui fait alors lire l’état du monde à la manière d’un astro- logue, car Laurent en est persuadé, rien de ce qu’il reçoit n’est un hasard. Tout est indice en vue de son écriture et c’est sa course der- rière l’information reçue qui donne à sa voix son intérêt.
Il fait nuit sur la route départementale menant de Forbach a Em- mersweiler de l’autre côté de la frontière Alle- mande. Phosphoros roule a une bonne allure, il est pressé et aimerais arriver à la station essence avant que celle-ci ne ferme. Le froid qui règne à l’extérieur ne lui permet pas d’ouvrir sa fenêtre pour laisser s’échapper la fumée de sa ciga- rette qui remplit l’habi- tacle de son brouillard chaud et odorant. De toutes les façons, la commande électrique qui actionne l’ouver- ture-fermeture du pan- neau de verre latéral gauche est cassé, seul la vitre coté passager fonctionne encore.
Si Vesper avait été assise là,
Si elle le voyait ainsi, en train de plisser les yeux pour mieux y voir Elle aurait ordonné qu’il aère son véhicule, quitte à perdre quelques degrés.
Elle se méfie de ses pulsions et crains que le simple fait de respi- rer l’odeur des Roth- mans rouge de Phos- phoros ne la fasse re- chuter dans un combat qu’elle mène depuis plusieurs mois contre le démon nicotine.
Vesper a arrêté de fumer,
Vesper s’est mis à la méditation,
Vesper trie ses déchets et prend soin de son or- ganisme.
Vesper est devenue un peu plus responsable et un peu plus chiante.
Cela remonte à quoi, jeudi dernier? ... s’était endormi à même son téléphone portable, sa seule main droite le protégeant de l’éclat numérique d’instagram, programmé en rafrai- chissement automa- tique. Il avait rêvé de cette danseuse colorée du début du 20 eme siècle, la Serpentine. Elle dessinait sur son écran intérieur des longs arabesques verts, roses, bleus. (Jusque là, rien d’anor- mal. La présence noc- turne d’images ana- chroniques dans la tête de .... est une constante somme toute peu problématique.) Seulement, à son réveil, le spectre de la danseuse était toujours là. Elle remuait dans une intensité assez faible sur son oreiller. Les plis de celui-ci se voyaient redoubler par ces taches lutéines. Lorsqu’il détournait le regard, le premier oreil- ler disparut, puis quelques instants plus tard le deuxième, lais- sant son champ visuel accueillir la photo d’une émeraude sur l’écran de veille de son ordina- teur, immédiatement suivie de son double lu- mineux. La serpentine oscille lentement comme un ver.
Phosphoros appuie sur la pédale de l’accéléra- teur et augmente le volume de son autora- dio. Il aime rouler la nuit,
il aime que le feu de ses phares balaie le macadam,
il aime fumer en rou- lant,
il aime le son de sa mu- sique.
Son opel astra dessine sur la route un tracé éphémère et brillant, il se sent partie inté- grante de ce dessin lu- mineux, il est le trait, la courbe, le point.
Son smartphone relié par un cordon de plas- tique noir aux en- ceintes, se met à vibrer. Il se saisit du rectangle, bijou de technologie dernier cri, et compulse ses messages. Vesper en a marre de l’at- tendre et s’est décidé à sortir finalement sans lui. Phosphoros grogne, la tige incandescente au bout de ses lèvres scintille comme une étoile qui meurt.
Vesper, fichu Vesper ! Il voulait sortir a son bras, il voulait lui dire, Quelque chose de très important,
De très très important.
Un instant de distrac- tion qui l’empêche de voir un lièvre qui, saisit dans la lumière de ses phares antibrouillard avant, s’est soudain figé au beau milieu de la route.
Pendant une courte fraction de seconde, leurs deux regards se mélange, Phosphoros dans l’ombre, porteur de la lumière et le lièvre immobile, récepteur consciencieux du mes- sage. S’en suis un choc, léger, mat, et le soulèvement des roues du sol au contact des poils, de la peau, des os et des viscères de la matière animale en transformation. Phos- phoros freine, mais il est trop tard.
La vie d’une limace des mers est simple et sans accrocs. Il faut sans cesse remuer son pa- nache branchial autour des algues. Il s’agit de bien secouer ses flancs parapoïdaux. D’utiliser à fond sa radula, sorte de petite langue ra- peuse que nous pas- sons sur les aliments qui nous passent des- sous. Et on recom- mence. Remuer pa- nache branchial. Se- couer flancs Parapoï- daux. Utiliser radula. Une longue vie de labeur s’ouvre à nous. Panache branchial. Flancs Parapoïdaux. Leche Radula. De temps à autres nous nous reproduisons et il nous arrive de reposer sur du corail.
Parfois nous nous de- mandons ce qui fait vraiment la différence entre nous et notre nourriture. Nous lé- chons des algues, des éponges et des ané- mones. Nos Nous concluons générale- ment à une différencia- tion par l’effort et le mouvement.
C’est comme mettre un doigt humidifié de salive sur le métal d’une clôture electrifié.
ça convulse,
ça chatouille,
ça court dans tous les nerfs du corps à la vi- tesse d’une fichue balle tirée d’un canon.
Phosphoros sent son corps qui tressaille, qui se rebiffe, qui remue en tous les sens. Son bolide ne bouge plus, il est comme qui dirait figé dans une sorte de temporalité qui se serait fait matière.
La collision vient d’ou- vrir dans le temps et dans l’espace une large déchirure qui a tout pé- trifié sur son passage. Un tunnel s’est formé dans lequel le corps du jeune homme vient d’être aspiré. Au bout du chemin se trouve la pupille.
Il traverse le cristallin et nage quelques instants dans l’humeur aqueuse. Son corps est en lévitation, il peut tourner en tous sens. C’est comme être de retour dans le ventre. Enfin, c’est ce qu’il s’imagine.
Son postérieur bute contre une paroi faite d’une membrane épaisse.
Il est contre la cornée, à l'extrême frontière du corps humain.
Un mouvement de peau permet de balayer comme un coup de langue humide les quelques particules de poussières accumulées sur la surface de son hublot.
Il voit au travers du lièvre,
Il voit les phares de sa voiture.
Il voit son corps a lui qui s’approche, qui se penche.