Lucile Marsaux

 

 

 

 

   "197?. Mes grands-parents posent leurs bagages sur le seuil de la maison

qu'ils viennent d'acheter. Elle n'a pas tout à fait fini d'être celle de celui

qui s'en est enfui. Derrière la porte, une accumulation de meubles,

de matériaux et d'objets attend dans la pénombre. Un abécédaire du truc.
C'est une étrange aubaine, la maison ouvre ses bras sur tout ce qui manque au couple

pour en faire un lieu de vie. Si le doute persiste sur la propriété effective de tout ce bric-à-brac,

la bâtisse est grande et les travaux indispensables.

 

On posera les papiers peints rococos, les carrelages bruns et la robinetterie luxueuse

dans un mouvement rapide et décidé. Une fois les porte-savons dorés et les meubles en bois massif installés,

il ne fera plus aucun doute quant à la légalité de cette entreprise. On finirait par croire que la maison

avait été achetée telle quelle. Personne ne viendrait récupérer les immenses rouleaux de toile jaune moutarde

si ceux-ci étaient solidement arrimés aux murs.

Ainsi, on ne se posera aucune question de goût.
On ne crache pas dans l'assiette à soupe, même si celle-ci porte les armoiries d'une famille inconnue.

Et puis on finirait bien par s'y sentir chez soi à la longue. Après un temps, on ferait « comme si » la carafe en cristal

posée en haut de l'étagère avait appartenu à une grand-tante, la sculpture porte-verre à cognac qui la voisine,

le cadeau d'une cousine éloignée il y a de ça une trentaine d'année.

On broderait.
Mieux, on ne dirait rien. C'est comme cela que les mensonges s'enracinent le mieux.

Peu à peu, les objets reliques de ma famille partageraient les étagères, se confondraient avec ce qui était déjà là.

Peut-être par courtoisie, ou par trop grande politesse, aucun de mes parents n'osèrent bousculer les objets de la maison.

La vaisselle s'entasse comme elle peut. Finalement, cela nous fait juste un peu plus de passé à veiller.

Loin de manquer d'amour et de patience pour les choses, nous laisserons tous ces objets là,

côtes à côtes et muets, parmi nous. Une maison peuplée d'inconnus.

Le temps passe et aujourd'hui peu d'entre nous savent démêler le « nôtre » du « leur ».

Cet héritage encombrant et inestimable s'est noué à l'histoire des miens en une masse informe et indissociable.

Une joyeuse cacophonie des temps.
Et s'il fallait vider la maison, peut-être laisserions nous à la charge des suivants,

quelques bibelots accrochés aux murs."