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Documentation d'artistes diplômés de l'EESAB, 2015 - 2021

Julia Berrubé

MÀJ 27-03-2023

  Pratique parfois connue et acceptée par l’employeur, « le travail en perruque » ou « faire la perruque », c'est échapper un instant à la tâche pour laquelle le travailleur est payé. Il utilise les outils de l'employeur et son temps de travail à des fins personnelles. Cette pratique proche de l'art téléphone1 atteste la nécessité de se retirer, ne serait-ce qu’une minute, de sa condition d’employé. Tous ces à-côtés du travail révèlent selon moi, une forme ingénieuse quant à l’usage du temps, de l’espace et des objets. Ces ruses, Michel de Certeau2 les oppose aux stratégies qui, elles, sont issues d’une volonté de rentabilité sociale et économique.

  Le glissement d'un medium à un autre dans ma pratique est perçu comme un véritable espace d'exploration ; les à-côtés, les basculements y sont signifiants dans leur facétie. Le hors-champ, le para-œuvre qui appellent le « non-finito » sont pour moi importants en ce qu’ils portent de mystérieux. J’explore principalement des dispositifs scénographiques dans lesquels des actions performatives vont se dérouler. Des lieux conçus pour que se rencontrent propositions gestuelles, sonores, chorégraphiques et musicales.

1 Jan van der Marck, catalogue de l'exposition Art by telephone...Recalled, Presse du réel,2014
2 Michel de Certeau, L'invention du quotidien,1.arts de faire, Gallimard, 2014

 

 

  Et si le travail produisait plus que ce pourquoi il avait été commandé ?
Et si, embauché pour couper du bois, le bucheron en venait à créer, à partir de son labeur, de quoi nourrir un brasero et une chorégraphie en même temps ? Eh hoooo ! Eh oh ! On rentre du boulot… On connaît déjà la chanson.
Et si les reliquats de lettres de motivation et de dossiers de candidature pouvaient tout aussi bien servir de paroles à une soirée karaoké d’afterwork endiablé ? Peut-être la tâche serait-elle alors perçue comme moins pénible ?
Peut-être la productivité serait-elle améliorée ? Peut-être, au contraire, tout le monde arrêterait-il de travailler ?

  Artiste, performeuse, sculptrice, gérante d’atelier, véritable touche-à-tout, Julia Berrubé met autant de cœur à remplir ses fiches de poste qu’à trouver des stratégies d’évitement du travail. Son hyper-productivité sert des intérêts capitaux : mettre en jeu les gestes par lesquels se tisse l’ouvrage et le défaire aussitôt, en montrant la polysémie des actions et mécaniques du travail, et tout ce à quoi ils pourraient autant être utile. Alors, dans ses performances et les petits objets-traits-d’esprit qu’elle compose, elle met en scène des formes et des mouvements auxquels elle invente une utilité nouvelle. Ici, trois hommes s’échangent des pneus dans une danse méthodique venue rejouer une transhumance en bleu de travail ; là, une raclette s’enrichit d’un écran sur lequel défile une vidéo où le même objet est mis en scène : la mise en abime propose un tuto en temps réel pour apprendre à nettoyer le sol en pratiquant.

  Enthousiaste et motivée, Julia Berrubé met sa pratique au service de la ruse, et d’une dés-aliénation progressive du travail. Les décalages absurdes, cocasses, qu’elle introduit dans une mécanique du geste et une chaîne de production bien huilées visent à l’enrayer joyeusement. Faire rimer art et travail pour mieux vivre l’un et l’autre.

Horya Makhlouf