Dessin Matriciel, 2017-2018
Série de Dessins, Mine de Plomb, Dim variable.
Textes Alexandre Dupont - Doctorant en esthétique et humanité numérique - Université Rennes 2
lllusion protocolaire
Production d’atelier durant la résidence, Dessin matriciel #2 (2018) est une oeuvre de grande dimension réalisée au graphite sur papier. Débutée quelques mois plus tôt, cette pièce s’inscrit dans une recherche plastique initiée par Vincent Lorgeré dans le cadre des travaux pour le Diplôme National Supérieur d'Expression Plastique (DNSEP). En effet, le premier, Dessin matriciel #1 (2017), semble à mettre en perspective avec la série Séquence, réalisée une année auparavant. Cet ensemble de trois dessins privilégiant déjà les formats larges, pose les bases de la réflexion conduite par l’artiste. Tout d’abord, il est possible de souligner le choix de ces vastes parallélépipèdes et volumes rectangulaires dont le traitement offre une profondeur — voire une fuite — qui témoignent d’une affinité toute particulière pour une certaine forme d’abstraction géométrique. Néanmoins, le travail impulsé ici ne correspond pas à explorer l’agencement de surfaces élémentaires placées en perspective, mais à s’intéresser plutôt aux constructions élaborées par maillage et à la notion de grille. Dès Séquence donc, c’est d’abord un travail assidu sur la ligne qui émerge et s’impose comme élément central de la recherche plastique.
Tous les dessins mentionnés se constituent de lignes noires sur un fond blanc, dont le tracé répond à un protocole spécifiquement établi. Utilisant la découpe d’un radiateur de processeur extraite sur du matériel informatique, les lignes sont réalisées par le passage de la mine entre les dents en aluminium. Ainsi, il s’agit davantage d’un balayage progressif que la pratique de l’artiste opère par bandes, à la manière « d’un tirage à l’imprimante traceur1 ». Le travail de répétition qu’implique une telle démarche n’est cependant pas relégué au statut de basse besogne, mais s’inscrit pleinement au coeur même de la réflexion artistique. Chaque passage du crayon dans l’instrument bricolé est celui d’une séquence, notion centrale dans le processus créatif de Vincent Lorgeré. En effet, si l’approche renvoie à des considérations d’ordre mécanique dont il serait possible d’en programmer précisément le résultat, la répétition est ici appréhendée pour sa capacité à produire des variations, relevant davantage d’une « sérialité plastique » presque générative —matricielle.
Dans ces conditions, les variations d’épaisseur et les altérations successives qui se forment au cours de l’élaboration des trajectoires deviennent l’objet d’une attention toute particulière. Pour le dessin numéro un de Séquence, Vincent Lorgeré agit précisément sur le principe de densité des lignes. À l’observation du parallélépipède, le quadrillage produit par les séquences successives de tracés au graphite s’atténue progressivement dans une perspective indéterminée. Ce contraste opéré sur la forme géométrique en suspension évoque notamment la dissolution de la « surface-plan » proposée par Kasimir Malévitch dans le tableau Plan jaune en dissolution2. Si la question n’est pas de réunir abusivement des objectifs et des démarches artistiques différentes, il est intéressant de retrouver à la fois cette notion de projection dynamique de la forme ainsi que sa dissolution, renforçant ainsi l’effet de « charge énergétique » propre à la théorie esthétique du suprématisme. Ce qui émerge alors de fondateur avec Séquence, c’est précisément une réflexion sur la capacité à suggérer la perception dynamique du mouvement à partir de la répétition séquentielle du motif de la grille, altérée par des contrastes et changement d’intensité.
Dessin matriciel #1 enrichi la recherche plastique de Vincent Lorgeré en ce sens, avec la réalisation d’une figure géométrique qui occupe davantage l’espace d’une feuille aux dimensions demeurées identiques. Les contours très nets du trapèze rectangle concourent à accentuer l’opposition des trajectoires obliques, obtenues par contraste via la variation d’épaisseur du trait. Des propriétés dont l’exploration entraine une sensation de rupture et d’instabilité dans le rythme du dessin. Quant à Dessin matriciel #2, principalement travaillé à l’atelier de Rostrenen, il permet à l’artiste de confirmer une double ambition. Tout d’abord, celle d’un intérêt pour la recherche du mouvement simulé dans l’image. La seconde y est étroitement liée, pouvant même être qualifiée d’approche méthodologique, par une exploration des phénomènes optiques en vue de déstabiliser le regard. Ici encore, nous retrouvons les lignes, noires sur blanc. Cependant, elles se prolongent cette fois d’un bord à l’autre de la feuille dans le sens horizontal, comme pour affirmer l’espace de l’oeuvre afin d’en renforcer l’impact visuel. Une autre évolution majeure concerne l’abandon des formes angulaires. Bien que ce Dessin matriciel s’appréhende avant tout dans un vaste rectangle, le choix radical d’opter pour les cercles est un geste significatif. Décentrés, deux cercles en partie hors cadre, ni sécants, ni tangents, sont inscrits l’un dans l’autre. Leurs formes distinctes apparaissent une nouvelle fois par contraste. Jouant sur la densité du graphite, les lignes suivent un alignement établi par l’artiste au moyen d’un gabarit. La variation est recherchée et programmée au moyen d’un dégradé progressif, sur un fond au tracé plus sombre. L’attention accordée aux relations et à l’articulation des lignes au sein du maillage revêt d’une importance centrale, au coeur de la réflexion portée sur le mouvement simulé dans la composition. En effet, les partis pris esthétiques de Vincent Lorgeré le conduisent à développer plutôt la restitution d’une vibration du dessin, par la répétition du motif en bandes. Un phénomène perceptif auquel lui incombe la fonction d’ébranler le regard pour mieux faire suggérer l’impression de dynamisme.
S’inscrire dans une recherche à la croisée entre abstraction géométrique et de l’oscillation de l’image fixe, c’est bien entendu réactiver tout un très riche intérêt pour le cinétisme ayant parcouru l’histoire de l’art du XXe siècle. Néanmoins, il serait vain et peu pertinent de s’essayer à retracer un héritage artistique spécifique ou une quelconque filiation chronologique linéaire depuis les avant-gardes historiques jusqu’aux installations contemporaines d’Olafur Elliasson ou encore James Turrell. Si l’on prend l’exemple de l’Art cinétique et l’Op Art, dont les termes renvoient aux pratiques artistiques explorant les propriétés du mouvement et de la lumière dès 1960, Vincent Lorgeré peut autant revendiquer des interrogations communes que des enjeux divergents. Les Dessins matriciels engagent bel et bien une réflexion sur l’effet de dynamisme, en plaçant la perception au centre de l’expérience esthétique, mais n’incite en aucun cas à une participation ou à un nécessaire déplacement du spectateur pour activer l’oeuvre. Aussi, sa pratique du dessin relève davantage d’un artisanat de longue haleine et n’a que peu de rapport avec le recours à des matériaux industriels afin d’obtenir des compositions parfaitement précises et nettes. En effet, la réalisation de Dessin matriciel #2 par son processus créatif même, laisse place à l’imprécision, l’aléatoire —l’usure progressive de la mine par exemple— et l’imperfection, qui s’écarte notamment de considérations techniques au croisement de l’art et de l’ingénierie industrielle. C’est d’ailleurs dans cette tension que la pièce trouve une partie de sa richesse. La recherche d’un protocole de création relève presque du programme, mais sa réalisation produit nécessairement un dessin dont l’effet de balayage et la grille telles des pixels, ne fait qu’évoquer illusoirement la rigueur de l’image informatique.