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Documentation d'artistes diplômés de l'EESAB, 2015 - 2021

Thibault Philip

Jonas

2022

Exposition personnelle à l'abbaye de Léhon, Dinan-FR

Image: © Thibault Philip, © Jean-Michel Wiedenkeller

Film: © Thibault Philip, © Anthony Beaujouan, © Elsa Bozec, © Jean-Michel Wiedenkeller

Intestins teintés à l'encre de seiche, ronce, jacinthe, ajonc

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Texte: 

« L’Éternel suscita un énorme poisson, qui engloutit Jonas ; celui-ci demeura dans les entrailles du poisson trois jours et trois nuits. » Livre de Jonas

« Qui fait de l’introspection est son propre Jonas » Gaston Bachelard

 

Thibault Philip livre ici une interprétation du mythe de Jonas très littérale puisqu’intestinale. Après s’être attelé à la fabrication de modestes objets en viscères, dans la lignée de ces innombrables concepteurs anonymes qui, de l’Alaska au Soudan en passant par l’Inde, savaient transformer des vessies en lanternes, le designer s’est lancé dans la construction d’audacieux pavillons.

Habiter le boyau, entrer dans l’intimité de cette matière, la tourner vers
le projet, en dévoiler des qualités insoupçonnées pour dépasser le stade initial du dégoût, tel a été le cahier des charges du designer lors de sa résidence
au sein de l’Abbaye Saint-Magloire de Léhon. La légende entourant
la fondation de ce lieu – une partie de chasse sur les terres du roi Nominoë, des animaux sacrifiés donc, et le pillage d’ossements saints sur l’île de Serq – ne pouvait qu’entrer en résonnance avec son intérêt pour le monde organique et les métamorphoses du vivant.

Très vite, Thibault Philip met le cap sur ladite île et en ramène, non pas des reliques, mais des plantes tinctoriales qui viennent colorer son matériau de prédilection. Le récit fondateur et son territoire sont ainsi absorbés, comme digérés, pour réapparaitre en filigrane. Renversée, la barque sert quant à elle de gabarit : après de longues opérations, entre greffe de peau et nymphose, s’y dessinent les contours de trois cavités. Celles-ci évoquent l’architecture des Vikings qui vinrent dévaster le premier monastère de Léhon, les charpentes en carène et bien sûr les voûtes nervurées de l’actuelle abbatiale. Mais qui se voue à Jonas cherche en vérité à rompre avec toutes ces images formelles au profit d’une exploration matérielle, sensorielle, de la profondeur.

D’un point de vue lumineux, ce travail élargit le champ du vitrail et fait migrer Tiffany du jardin botanique vers les rebuts des abattoirs. D’un point de vue ontologique, c’est l’abject qui mue en objet, si ce n’est en refuge rassurant. En effet, dans l’ombre de chacun de ces renfoncements stomacaux : une sensation d’invulnérabilité inédite, très éphémère, mais toutefois propice à la réflexion qu’appelle la présence de nouvelles reliques – cette fois empruntées aux collections de sciences naturelles du musée de Dinan. La vertèbre d’un grand cétacé, une conque ou encore la mâchoire d’un requin – la baleine biblique a bien mangé. Nous sommes dans la même barque, comme elles avalés, c’est-à-dire très précisément « assimilés ». Appartenant tout autant au domaine du vivant, notre finitude est comparable. C’est ce que suggère Thibault Philip.

Justement, le mythe de Jonas ne s’arrête pas aussi abruptement. Il implique
un avant et un après. À l’issue de trois nuits passées à l’intérieur de l’animal, le prophète est redéposé sur le rivage. Il naît à nouveau. Et nous, comment allons-nous ressortir de ces ventres-là ? Le regard régénéré ? Plus attentifs à nos écosystèmes, aux richesses naturelles, aux matières et aux normes dont sont faits les artefacts qui nous entourent ? C’est ce qu’espère Thibault Philip.

-Tony Côme