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Documentation d'artistes diplômés de l'EESAB, 2015 - 2021

Salomé Ingelbrecht

[English below]

Des tas d’états de mots. Je collecte, j’assemble, je collectionne des objets, des mots, des rebuts glanés au cours d’escapades. Je m’interroge et m’amuse de leurs potentiels plastiques. C’est une écologie personnelle à la recherche de situations poétiques inédites.

 Mes médiums de prédilection sont la sculpture/l’installation, les procédés d’impression (en particulier la sérigraphie) et l’édition. Je considère ma pratique de l’écriture au même niveau que ma pratique plastique: j’entremêle les deux pour expérimenter de nouveaux champs des possibles.

 Les objets que je récupère - souvent des emballages et des matériaux issus du plastique - composent mon vocabulaire sculptural. Ces éléments sont le témoin d’une histoire, ont un vécu que je réinterprète. Le geste d’assembler amène à d’autres scénarios dont le résultat devient le point de départ d’une nouvelle histoire. En y ajoutant parfois des mots je m’imagine ce que les objets auraient à dire. Je recherche le potentiel poétique des choses: la surprise, l’inédit dans l’ordinaire avec une économie de moyens assumée. Mon rapport à la couleur, en particulier les couleurs vives, est influencé par la culture pop et toutes ces nuances que l’on retrouve sur beaucoup d’emballages.

 Je suis un peu une flâneuse/glaneuse, trouve des objets à portée de ma main, transporte beaucoup de choses à pied au cours de mes errances urbaines. Je me pose ainsi la question de ce que veut dire être poète aujourd’hui: Ça veut dire quoi être une poétesse en 2023 ? Où en est la poésie aujourd’hui ? Que se passe-t-il quand l’écriture est mise en jeu par les artistes plasticien.ne.s ?


 

 

Les mots des choses – Par Manon Laverdure

 

Et faisant du banc le siège de leurs digressions insondables, le gant et le bouchon devenaient les protagonistes d’une histoire où la place des choses se voyaient dès lors redistribuée…1

 

Le regard

 Il m’arrive encore de surprendre des pensées qui convoquent avec une drôle de nostalgie l’esprit des flâneur.se.s baudelairien.ne.s, comme s’iels n’étaient plus que les fantômes d’un âge révolu. Bien qu’au-delà d’un songe, ces figures vagabondes n’aient à l’évidence jamais cessé de battre la campagne dans nos villes. À plus forte raison par les temps qui courent, rattrapés par le fracas d’une modernité qui ne saurait échapper au regard tantôt critique, tantôt poétique des artistes promeneur.se.s, témoins privilégiés des vices et des vertus du saint Progrès.

 « [V]oir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde2 », un leitmotiv qu’incarnent ostensiblement les productions de Salomé Ingelbrecht. Au gré de ses errances journalières, l’artiste française se constitue un recueil de trouvailles hétéroclites abandonnées çà et là par leurs propriétaires, à l’instar d’une glaneuse occupée à réunir les quelques épis ayant échappé au regard des moissonneur.se.s. En collectant des restes qui sont pour elle moins des détritus que des matériaux à la disposition de l’artiste, Salomé Ingelbrecht offre une deuxième chance aux choses dépossédées de leur fonction première. En résulte un questionnement familier : qu’ont-elles à nous offrir de plus que leur utilité apparente ?

 La réponse se trouverait-elle justement dans la marge – là où l’artiste évolue inlassablement – entre le visible et l’invisible ? Car son regard s’emploie à extraire les rebuts de la zone d’ombre où l’on a décidé de les plonger pour mieux les (ré)inscrire dans la réalité de notre monde, sous une apparence que l’on ne leur connaissait parfois pas. Avec ses Mottagnes (2021), elle regroupe en une édition reliée à la main des images de mottes de terre telles des accumulations fantomatiques qui la suivent et l’intriguent depuis toujours, lui rappelant le relief des Alpes de son enfance. Accompagnés d’une ode à l’existence de ce qu’elle nomme des « sculptures dans le paysage », ces tas de choses sont synonymes d’infini recommencement : sur les chantiers, ils apparaissent pour laisser place à de futures fondations ; sur la plage, ils jouent avec la marée pour que se fassent prendre les poissons. Mais jamais ils ne restent à leur place trop longtemps, au gré du va-et-vient des pelles mécaniques et du courant.


Le geste

Sans pour autant en faire un surcroît dobjets sacralisésSalomé Ingelbrecht les assemble et forme des ensembles dont le potentiel poétique se voit aussitôt révélé. À ces « vies multiples » de la chose font écho la furtivité du quotidien et la permanence du cycle : (re)trouver, (re)produire et (re)donner. Rien n’est éternel, mais tout se répète. Si le regard de l’artiste a pour us et coutume de se prolonger par des gestes simples et non sophistiqués3, celle-ci n’hésite pas non plus à faire acte de radicalité en allant jusqu’à détruire ses propres productions pour que des sens inédits puissent en émerger. Avec sa série Les post-it (2020), elle réemploie les morceaux d’un texte autrefois destiné à la poubelle en usant du post-it comme d’un cadre. Si la couleur jaune est alors traitée comme un « espace autre4 », la déchirure devient quant à elle une contreforme plastique, un dessin dévoilant un paradoxe : au caractère passager du post-it s’ajoute une matière à ne surtout pas oublier. Une simplicité complexe naît ainsi de cette économie de moyens, dont l’équilibre ne tient parfois qu’à un fil.

De la pratique rituelle de Salomé Ingelbrecht se dégage naturellement une conscience écologique, héritière de la démarche anticonsumériste de l’Arte povera et de l’approche in situ du Land art – même si ses œuvres vont jusqu’à s’aventurer entre les quatre murs d’un certain white cube. Sans oublier ces fameux.ses flâneur.se.s avec qui elle partage bien plus qu’un appétit pour les divagations sans hâte et sans but. Au détour d’une année d’étude à Sète s’ébauche une curiosité pour les tas de déchets jonchant les trottoirs, porteurs d’un paradoxe prégnant entre durée de consommation et temps de dégradation. L’artiste prend alors l’habitude de ramasser des objets à l’échelle de sa main et de les amasser dans son appartement, les transformant en œuvre ou en mobilier dont les couleurs pop épousent les souvenirs des premiers jours passés dans le sud de la France. L’heure est depuis à l’intersection entre art et artisanat plus qu’à leur confrontation, les matières nobles – le verre5–s’invitant de temps à autre aux côtés des matériaux pauvres – le tissu6.


Les mots

 Si l’inspiration vient à l’artiste au hasard de la rencontre avec un objet laissé pour compte, celle-ci s’adonne d’autre part à une véritable chasse au mot dans la ville et dans la campagne. Tout en questionnant le rapport de ce dernier au monde et dans le monde7, elle se joue une fois de plus des équilibres. Car si la forme ne se soustrait pas au mot, celui-ci ne se soustrait pas moins à la forme : tous deux parviennent à cohabiter à travers un seul et même support. Dans sa réinterprétation contemporaine des bouteilles jetées à la mer, l’artiste vient directement graver son message sur le verre, invitant à leur manipulation8. Avec CHUT (2021), elle l’imprime sur des restes de tissus à la manière d’une sérigraphie. Dès lors, les inscriptions semblent évoquer les dérives imaginaires de chaque chose et nourrir un pur environnement fictionnel.

 En se proposant comme intermédiaire entre rebuts et spectateur.rice.s, Salomé Ingelbrecht obje[c]tifie le discours et traduit une réelle psychologie de la matière – ou s’agirait-il plutôt de nos propres raisonnements existentiels ? Dans son laboratoire surréaliste, l’artiste juxtapose les formes et les mots à l’image d’un cadavre exquis ou d’une « écriture sans écriture9 », dans l’attente d’une réaction quelconque. Mais souvenons-nous que son œuvre ne va jamais que dans un seul sens. Elle est aussi une invitation faite aux spectateur.rice.s, une invitation à imaginer la potentielle discussion qu’entretiendraient les choses entre elles, à penser un scénario des possibles, dans l’ici et maintenant10. Et à les écouter raconter une histoire commune dont chacune reste un fragment.

 

 

Manon Laverdure

 

 

1. À propos de Rencontre (2020).
2. Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, Paris, Fayard, coll. « La petite collection », 2010.
3. Je pense notamment ici à Pligrafe (2021), tentative de créer par la combinaison de deux seules actions : plier et agrafer.
4. Voir la conférence « Des espaces autres » donnée par Michel Foucault le 14 mars 1967 au Cercle d’études architecturales (Architecture Mouvement Continuité, n°5, octobre 1984, pp. 46-49).
5. À propos de la série Les bouteilles à la mer (2021), réalisée avec le CIAV de Meisenthal.
6. À propos de la série CHUT (2021).
7. Salomé Ingelbrecht cherche à redéfinir l’expérience même de la lecture en proposant des éditions, comme Sapristi, des tas d’états de mots (2021), qui se déploient dans l’espace à la recherche d’une corporalité que l’on ne leur prête habituellement pas.
8. À propos de la série Les bouteilles à la mer (2021).
9. Kenneth Goldsmith, L’Écriture sans écriture, du langage à l’âge numérique, Paris, Jean Boîte Éditions, 2018.


Lots of states of words. I gather, assemble and collect objects, words and scraps found on my excursions. I question and amuse myself with their potential. It’s a personal ecology in search of new poetic situations.

 My preferred media are sculpture/installation, printing processes (in particular screen printing) and publishing. I consider my writing practice to be on the same level as my visual practice: I interweave the two to experiment new fields of possibility.

 The objects I collect - often packaging and plastic materials - constitute my sculptural vocabulary. These elements are witnesses to a history, have a life that I reinterpret. The act of assembling them leads to other scenarios, the result of which becomes the starting point for a new story. I imagine what the objects might have to say by adding words to them. I look for the poetic potential in things: the surprise, the novelty in the ordinary, with a deliberate economy of means. My relationship with colour, particularly bright colours, is influenced by pop culture and all the shades you find on a lot of packaging.

 I’m a bit of a picker, finding objects at my fingertips and carrying a lot of things on foot during my urban wanderings. I ask myself what it means to be a poet today: What does it mean to be a female poet in 2023 ? Where does poetry stand today ? What happens when writing is put into play by visual artists ?