Romain Bobichon
Objets, espaces, lignes et autres
Mes recherches préalables à l’écriture de ce texte m’auront au moins éclairé sur un point : un des possibles de la peinture abstraite, à présent que cette dernière a perdu de sa dimension révolutionnaire ou manifeste, semble bien être de continuer à offrir aux regardeurs des espaces d’attention privilégiés.
Commencer de la sorte un texte consacré au travail de Romain Bobichon pourrait paraître contradictoire, tant la méthode que celui-ci s’applique – si tant est qu’elle soit si facilement identifiable, ou même qu’il y en ait une – s’incarne hors des prises de position définitives ou des déclarations solennelles. Cependant, me remémorant les moments passés avec Romain dans son atelier au début du mois de janvier dernier ou les discussions diverses que nous avons pu engager depuis, cette idée d’une attention particulière portée à la peinture, à l’art, et plus généralement au contexte humain et matériel qui l’environne m’est progressivement apparu comme un élément structurant de sa manière d’être (notamment artistique). Plus précisément, il ne s’agit en réalité pas tant d’une idée que d’un parti-pris, s’affirmant chez lui avec autant de douceur que de conviction, dont les conséquences sont visibles dans les différents projets auxquels l’artiste participe. On aura ainsi pu le voir perdre la vue dans le film de Lola Gonzàlez Véridis Quo, accompagner l’écriture et la réalisation de la mini-série La Cascadeure, avec Virginie Barré et Julien Gorgeart, ou encore s’investir dans les activités de la Tôlerie, un remarquable project space situé à Clermont-Ferrand, où Romain s’est installé il y a environ un an. Loin d’être exhaustives, ces expériences témoignent de la dimension parfois communautaire que peut prendre le travail d’un jeune artiste aujourd’hui, partagé entre des temps d’expérimentations collectives aux géométries diverses et à l’isolement (à vrai dire souvent relatif) d’une pratique d’atelier.
Des projets menés en groupe à la production d’une peinture abstraite – qu’on imagine fréquemment, non sans entretenir un certain mythe romantique, s’effectuer dans l’intensité brouillonne d’une recherche solitaire – le déplacement de cette logique attentionnelle s’opère chez Romain Bobichon par une sorte de glissement naturel, sans en référer à un quelconque ressort existentialiste. On pourrait dès lors rapprocher sa peinture, ainsi que sa production somme toute assez minimale d’objets, de celle de l’artiste allemand Blinky Palermo, lui-même déjà adepte de petits formats et d’accrochages spécifiquement conçus pour les lieux où il exposait. Palermo parlait à l’égard de ses pièces de « trouvailles modestes »1, et c’est une terminologie qu’on appliquera volontiers à l’usage improvisé de certains supports faits de papier journal, de tissu ou encore de plastique, voire même à certaines techniques de recouvrements des surfaces, dont Romain Bobichon fait par exemple l’expérience dans la vidéo Synthese-Dos (2016), en passant un coup d’éponge humide sur chaque nouveau dessin réalisé à la craie. Mais c’est également sur la base de ce commentaire de Joseph Beuys, porté sur le travail de son ancien élève décédé, qu’on pourra prolonger la comparaison : « tout, chez [Palermo], fait écho à quelque chose d’autre »2 déclarait-il. Dans sa dimension réificatrice, qui traduit autant de sensations immatérielles, d’intuitions plastiques que de souvenirs plus ou moins lointains de choses vues, la forme abstraite concentre le regard vers un espace qui en contient potentiellement une infinité supplémentaire. Si l’on s’accorde à dire, avec Clifford Still, que l’œuvre est constituée d’un « quelque chose qui va et vient comme il peut »3, on ajoutera cependant que ce quelque chose, ici, fixe un réseau dense de distractions, nourries d’une consultation presque boulimique d’art, de cinéma, de musique et de cette multitude d’événements ou de non-événements qui fondent le quotidien.
Il ne faudrait ainsi pas opposer distraction et attention, deux attitudes qui peuvent au contraire apparaître complémentaire dans la mécanique de travail de Romain Bobichon. Alors que je l’interrogeais sur l’origine du titre « cosa menthol », son projet conçu au printemps 2016 pour l’espace autogéré STOCQ 72, à Bruxelles, celui-ci me répondit qu’il « [lui] était venu tout seul », alors qu’il marchait, grippé, dans la capitale belge. Il ajouta ensuite que « comme toutes les choses dans l’exposition, le titre possède sa propre autonomie. »4 Cette information m’ayant été donnée après avoir déjà plusieurs fois consulté son portfolio, elle n’est pas parvenue à éclipser cette concordance quasi synesthésique que j’avais pu établir entre les œuvres présentées (toutes unies par une certaine touche pastelle) et cette référence éculée au genre pictural, dans une version cette fois sertie d’un trait d’humour pop. Composée essentiellement de peintures de petits et de moyens formats suspendues aux murs bruts fardés de marques d’usure jaunâtres, l’exposition, d’où parvenait par de grandes fenêtres la lumineuse grisaille du ciel bruxellois, trouvait une unité chromatique pâle, laissant se fondre les œuvres et le lieu dans une même teinte blême. L’artiste dit avoir pour l’occasion essentiellement travaillé avec trois pigments de couleurs différents ; les peintures présentées suivaient quant à elle une organisation interne assez régulière, enchâssant des formes géométriques simples sur lesquelles venaient courir des lignes plus ou moins fines, aux contours plus ou moins tranchés – sortes de pulsations électriques interrompant la quiétude de ces aplats vaporeux. Ici comme dans d’autres œuvres récentes de l’artiste, on pense au genre du colorfield painting, mais dans une version moins monumentale – et sans doute aussi moins dogmatique – pour laquelle la précarité des moyens employés entre en résonance avec la matérialisation de flux évoquant une dynamique tour à tour urbaine ou organique.
Dans un essai écrit il y a quelques mois pour la revue Mousse, le critique d’art et commissaire d’exposition américain Chris Sharp développe ce qu’il nomme une « théorie du mineur »5 qui s’opposerait à une vision de l’art confondue avec le journalisme ou la pédagogie, et dont la justification passerait essentiellement par l’instrumentalisation du langage. Alors qu’il estime le genre « majeur » comme l’expression d’un art surplombant et bavard, Sharp défend la position « mineure », qui en évitant la logique de commentaires et de littéralités, maintient l’œuvre dans une pluralité fertile de lectures et d’analyses. Il lui associe d’ailleurs la notion d’idiosyncrasie comme principal trait caractéristique, défendant ainsi l’expression d’identités singulières pour partie récalcitrante aux influences normalisantes. Pour ces raisons, la pratique de Romain Bobichon m’a distinctement paru proche de cette théorie : elle s’y inscrit par son opacité, qui met en échec les interprétations et les correspondances trop évidentes, mais aussi par son approche plastique, qui malgré son apparente légèreté trace une filiation manifeste entre l’ensemble de ses pièces. Le catalogage de ces réalisations n’aurait ici rien d’éclairant mais il suffira d’être en contact du travail de l’artiste pour percevoir cette inclination au modeste, qui pour autant n’est jamais étrangère à une tentative d’enchantement de la matière ou de libération de ses qualités intrinsèques. On verra ainsi fréquemment une forme de recyclage s’opérer dans son travail, quand la peinture recouvre par exemple en claires nébuleuses les surfaces investies, laissant transparaître les informations qu’elle vient à peine de voiler ; ou lorsque par collages, grattages, gravures ou déchirures se complexifient les natures ou se révèlent les substances même des objets avant qu’ils ne se déterminent en tant qu’œuvres. À ce titre, l’exposition « Blue playback », que l’artiste a produit en 2017 pour l’espace Béton Caverne, à Saint Erblon près de Rennes, offre un répertoire de gestes élémentaires particulièrement signifiants quant à ces procédés.
Georges Bataille disait à propos de Paul Klee qu’il avait « la douceur d’un vice, quelque chose de moins distant que ne l’est généralement la peinture. »6 La référence est certainement un peu pompeuse, mais cette relation de proximité avec le médium aura occupé ma pensée pendant toute l’écriture de ce texte. Dans son atelier, Romain Bobichon m’avait confié avoir beaucoup copié les peintres qui l’influençaient (et notamment le new-yorkais Christopher Wool) pendant ses années de formation aux beaux-arts de Quimper. J’ignore s’il s’agit là d’une pratique fréquente chez les étudiants en école d’art, mais cette manière de comprendre, dans le sens étymologique du mot, le travail de l’autre par l’absorption de son style me paraît aujourd’hui fondamentale dans l’émergence de son propre vocabulaire. J’ai ainsi choisi comme titre « objets, espaces, lignes et autres » en clin d’œil appuyé à Agnès Martin, qui expliquaient à propos de ses œuvres qu’elles n’ont « ni objet, ni espace, ni lignes, ou autres », qu’elles n’ont en résumé « aucune forme »7. Les œuvres de Romain Bobichon n’ont généralement aucune forme non plus (pas même celle d’un crachat ou d’une araignée, comme aurait encore dit Bataille) mais elle cristallise en leur sein la subtile combinaison d’une attention particulière portée à celles qui l’entourent.
Franck Balland, 2018
[1] Cité par Bernard Blistène in Palermo ou « le désespoir du bleuet de faner au soleil », « Palermo, œuvres 1963-1977 », édition du centre Pompidou, Paris, 1985, p.9.
[2] Entretien de Laszlo Glozer avec Joseph Beuys, À propos de Palermo, in « Palermo, œuvres 1963-1977 », op. cit, p. 80.
[3] Cité par Jean-Clarence Lambert in La peinture abstraite, éditions Rencontre, Paris, 1967
[4] Notes d’une discussion avec l’artiste à Clermont-Ferrand, janvier 2018
[5] Chris Sharp, theorie of the minor, Mousse Magazine n°57, février-mars 2017
[6] Georges Bataille, Courts écrits sur l’art, Lignes, Paris, 2017, p. 155.
[7] Citée par Elisabeth Lebovici sur son blog : http://le-beau-vice.blogspot.fr/2016/11/i-want-dyke-for-president-ravissement.html