J'ai hésité à commencer dans la voiture, pour être à l'heure. J'aime bien être à l'heure. Je me souviens d'une fois, l'instituteur de la classe de CM2 nous avait dit que le seul moyen d'être à l'heure, c'était d'être en avance.
J'entends l'annonce, je pense que c'est Inès qui parlait. La voix avait de l'entrain.
Aujourd'hui, c'est la vingtième fois que j'essaie ce truc. Cette histoire, essayer de raconter l'histoire de ma famille. Evidemment, ça ne marche pas.
J'ai fait un rêve la nuit dernière que j'ai très envie de vous raconter : c'est certainement un bon moyen de recommencer cette histoire.
Un homme dit « ça va commencer ».
Peut-être qu'il s'attend à autre chose. Je n'aime pas décevoir.
Malheureusement, je ne fais que ça, ici, du moins, j'écris et c'est tout.
La première fois, on m'a demandé si, dans la vie (comme si ce moment ne faisait pas partie de la vie), j'étais dactylo. Ça m'a marquée.
Je reviens au rêve.
J'ai essayé de m'en souvenir toute la journée et de ne le raconter à personne pour ne pas l'abîmer.
Je crois que c'est la première fois que mon oncle apparaît dans un de mes rêves.
En ce moment, il est en procès avec ma mère, enfin... depuis plusieurs années déjà.
Dans ce rêve, ça avait l'air d'aller mais dans une espèce d'entente bizarre, un peu surfaite.
Le rêve a commencé alors qu'on marchait, lui, ma mère et moi, dans une ville de taille moyenne. On suivait d'autres personnes, avec qui on avait l'air d'aller prendre un café dans une terrasse. Il faisait beau.
Mon oncle et ma mère marchaient juste derrière moi, je les entendait discuter. Ils parlaient de sa fille, à lui. Non, je ne vais pas dire son nom dans la vraie vie.
Mais il lui expliquait, qu'il avait changé son prénom pour Paloma Kortsarz (c'est mon nom civil) et le nom de famille restait le même, Moin.
Je trouvais ça un peu inquiétant, mais pas improbable. Malgré tout, changer son nom pour le remplacer par le mien, incluant mon nom de famille pour avoir exactement le même patronyme me paraissait un peu démesuré.
Il continuait en disant qu'elle allait intégrer une prépa artistique. Et là, il attendait que je dise quelque chose, que je réagisse.
Alors je disais : « mais tu sais, moi je n'ai pas fait de prépa avant les Beaux-Arts. »
Il semblait déçu et avait enchaîné en disant « et ça ne te plairait pas d'en faire une maintenant ? »
Ce que je trouvais encore plus bizarre (encore plus que la proposition), c'était que ma mère avait l'air de trouver que c'était une bonne idée.
Je répliquais alors que le temps avait passé, depuis cette époque, des études, et qu'en général on fait une prépa plutôt avant qu'après. Et tous acquiescent (bon, l'ordinateur ne reconnaît pas ce que je veux écrire, tant pis). Je pensais en même temps que je disais ça, que d'un autre côté, faire une prépa, c'était l'occasion d'avoir un nouvel espace, un atelier et d'autres outils pour travailler, mais que j'allais me retrouver avec des gens très jeunes dans une dynamique différente de la mienne actuellement.
Pendant tout ce temps, nous avions traversé une petite rue pour arriver dans une espèce d'espace de stationnement en plein air, derrière ce qui apparaissait comme une grande halle, un marché couvert.
Je me demande ce que signifie ce rêve.
Inès me fait signe des sourcils. Je ne sais pas si c'est notre code à nous. Peut-être qu'elle a sa théorie et qu'elle m'en parlera plus tard, elle connaît toute l'histoire, dans la vie en dehors des rêves. Il me semble. Peut-être que je ne lui ai pas tout raconté. J'ai pu oublier certaines parties. Et c'est compliqué avec ces personnes qui vous disent qu'il n'y a rien à savoir, rien à raconter, ou alors qui réinventent.
Je me rends compte que ma grand-mère mélangeait l'histoire de son côté de la famille, celle de son père, et celle du père de son mari.
C'est étrange, et ça me complique les choses parce qu'alors quand j'essaie de me renseigner, il y a toujours ce moment où je ne sais plus si tel nom, est le nom d'une personne de ce côté de la famille ou de l'autre. Et comme ils ont tous des surnoms comme « nez plat » ou « tato », etc... j'ai du mal à recouper les histoires.
Je ne m'en sors pas.
Alors dernièrement, j'essaie déjà de comprendre l'histoire de ma mère. Je me dis qu'au moins comme ça, j'ai un récit direct.
Mon père, c'est trop compliqué, il ne parle pas.
Ma mère parle peu d'elle même et parfois sa concentration est limitée. C'est comme ça avec les smartphones. Il y a toujours des notifications absurdes qui coupent. Et ma mère trouve toujours ça super important d'aller vérifier, pour s'assurer au moins que ce n'était pas si important.
Mais elle ne reprend pas le fil de son histoire ensuite.
Je fais bien attention à couper le mien au moins, pas le fil, le téléphone. Sinon, elle pense que c'est le sien qui sonne aussi.
Elle me parle de plus en plus de sa vie. Je pense que c'est depuis qu'elle m'a raconté ses craintes pendant la dictature en Argentine, et aussi depuis que j'ai déménagé plus près que chez elle.
On se voit davantage, je passe déjeuner chez elle.
À une époque, j'avais du mal à lui parler, j'avais l'impression qu'elle ne m'écoutait pas, qu'on avait des vies trop différentes. Depuis qu'elle a arrêté sa thérapie, on parle plus. Je ne sais pas si c'est lié.
J'ai entendu une batterie et je me demande si un concert va commencer.
Ce serait chouette. J'espère que ça commencera bientôt. Je vois du monde sur la scène, plus loin.
Je ne sais pas ce qui vient ensuite.
Il y a une femme avec un grand chapeau, elle est souriante. C'est sympa. La plupart sont concentrés sur l'écran, et c'est un peu destabilisant.
D'autres sont dehors, je me demande s'ils hésitent à rester ou partir, s'ils ne veulent pas gêner. Mais je pense que je projette des inquiétudes qui me sont personnelles sur les autres.
J'ai souvent peur de gêner, de déranger, de dire un truc qui ne va pas, alors je réfléchis, aux mots, à ce que je vais dire, comment...
Peut-être que mon père fait ça et qu'il ne parle pas pour cette même raison.
Maintenant, il utilise Whatsapp. Ça nous a rapprochés. Je lui envoie des photos des expos que je vais voir et il me répond presque instantanément avec des messages vocaux où il me dit qu'il connait déjà, ou alors qu'il aime bien telle peinture ou alors si je peux prendre la photo d'un peu plus près ou alors sous un autre angle. Souvent, le temps que j'écoute le message, je suis déjà dans une autre salle ou ailleurs, et je ne retourne pas sur mes pas. Je me demande si je pourrais regretter de ne pas avoir pris ce temps.
En ce moment, je me pose beaucoup de questions sur ça : prendre le temps de faire les choses, de vivre plus lentement. Peut-être qu'on se pose tous cette question en ce moment. On se demande tous comment aller vers la décroissance, non ?
Personne ne me répond. Je suppose que ça ne fait pas l'unanimité.
Et bien évidemment, c'est une question personnelle et on en parlait dans la voiture avec Léo et JD, on parlait de ces députés et des hommes politiques qui sont totalement déconnectés de la vie, enfin... de la notre. Au moins, de ce qui a l'air de nous préoccuper nous, ici bas... les petites gens.
Mon thé est presque froid. Ça me glace les doigts, je tape mal à l'ordinateur maintenant.
C'est moins fluide peut-être.
Je voulais raconter cette histoire, celle de ma grand-mère. C'est comme ça que ça a commencé, tout ça, cette envie d'écrire, de démêler, les histoires de qui, quand, où.
Je sais qu'elle est née.
Merci Inès d'avoir apporté un autre thé chaud. C'est une tisane je crois. J'aime bien.
Je disais qu'elle était née, ma grand-mère. En Argentine, à Tucuman. Mais je ne suis pas sûre qu'elle soit née en ville. Je crois qu'elle est née un peu à l'extérieur. La capitale de l'Etat de Tucuman est Tucuman aussi.
Ses parents étaient illettrés, je crois. Alors, ils ne l'ont pas inscrite dans les registres tout de suite.
Sa mère avait déjà ou allait adopter un gamin des rues. Elle a eu ma gran-mère à seize ans. Sa propre mère était une veuve Quetchua que les gens allaient consulter pour diverses questions de santé essentiellement. Et il paraît qu'elle faisait peur aux hommes parce qu'elle fumait des longues feuilles de tabac roulées dans une « chala », une feuille de maïs. Il paraît qu'elle marchait avec un bâton en guise de canne et qu'elle tapait les hommes qu'elle n'aimait pas dans la rue.
Et aussi, qu'elle restait de longues heures à vous fixer dans les yeux sans rien dire.
Comme elle était veuve, elle avait transformé sa maison en une sorte d'auberge pour les travailleurs de la région et elle mettait un tabouret devant les fourneaux pour sa plus jeune fille (mon arrière grand-mère) qui à 6 ans (ou par là), recevait les instructions pour préparer le repas de tout le monde dans une grande casserole.
C'est là qu'elle aurait, des années plus tard, rencontré un homme bien plus âgé, mais ayant un travail et qui deviendrait son mari.
Cette personne qu'on a appelée « Tato ».
Ils ont donc eu ma grand-mère et sa sœur, plus tard. En plus d'élever ce garçon des rues.
C'est peut-être à la naissance de leur deuxième fille, qu'ils seraient allés dans la grande ville, à la mairie pour établir des actes de naissance pour toutes les deux.
C'est là que c'est posée pour la première fois la question d'inventer une date de naissance.
Essayer de calculer approximativement l'âge de l'aînée, peut-être deux ans, et du bébé de quelques semaines.
C'est là aussi qu'ils ont dû. Ah oui, je me souviens. Je crois qu'on m'a dit que Tato n'était pas là, qu'il était parti travailler plus loin, dans une autre ville et qu'alors mon arrière grand-mère est allées seule faire les démarches. Elle ne savait pas écrire, alors on a mal noté le nom de famille pour les deux filles.
Une autre version de l'histoire dit que ma grand-mère, l'aînée, avait déjà un acte de naissance mais avec le nom de sa mère, et que la rivalité avec sa sœur vient du fait que celle-ci portait le nom de son père. Mystère...
Toujours est-il que ces erreurs, ou ce flou, ont permit à ma grand-mère de changer de nom, prénom et même de date de naissance tout au long de sa vie.
Ça ne facilite pas les choses. Et puis, il ne reste plus grand monde à qui demannder.
Ma mère ne connaît pas l'histoire, évidemment. Elle connaît mieux le côté de son père, on peut remonter plus loin de ce côté là.
Ma grand-mère, c'est compliqué, on croit qu'elle était finalement plus âgée que son mari alors qu'elle a dit toute sa vie le contraire. Il venait la draguer en sonnant à sa porte, alors qu'il n'était pas très beau pendant l'adolescence (ça, c'est son histoire à elle, peut-être la seule partie un peu vraie).
Je ne sais plus comment ça a continué, ils se seraient mariés en cachette, parce que la famille de son mari ne l'acceptait pas. Et ensuite, elle a voulu être coiffeuse. D'après elle ça marchait très bien mais ont dû vendre pour réinvestir l'argent en bourse, mais quand on recoupe les différentes histoires, ça ne colle pas du tout. Plus tard, elle aurait voulu devenir cuisinière et aurait fait acheter/louer une maison avec un grand four près de la plage dans une station balnéaire mais ça n'aurait duré que le temps des vacances scolaires.
Je me demande si aujourd'hui, on fait ce genre de choses... Ouvrir un commerce, sans savoir vraiment le métier, tenter quelques mois et fermer.
J'ai l'impression qu'on a tellement de règles en France pour pouvoir accueillir du public qu'on réfléchit davantage avant de se lancer dans ce genre d'aventure. Mais peut-être que je me trompe. Peut-être que je suis trop prudente mais que les gens continuent à rêver de négoces, de magasins, de métiers, et à ouvrir des boutiques qui ne marchent pas et qui ferment parce qu'ils ne connaissaient pas le métier ou que finalement ça n'est pas leur truc.
Ma mère me parle souvent d'ouvrir un restaurant, ou une sorte de bar qui ferait des projections et des concerts et elle me dit qu'il faut pouvoir servir de l'alcool parce que sinon personne ne vient, et qu'elle a vu que pour pouvoir servir de l'alcool et obtenir la licence, il suffit de suivre une formation qui dure 2 jours.
J'ai l'impression que c'est un très grand investissement. Mais je ne veux pas la décourager.