C'est la première fois qu'il y a un début. Un vrai début. Annoncé je veux dire.
C'est souvent un peu hasardeux. Je commence mais personne n'introduit, personne n'a jamais présenté comme ça. Alors c'est un peu impressionnant.
J'entends le bruit du frottement du collant, sur le sol, à côté. Mais ça s'est arrêté.
On n'avait pas prévu suffisamment de place je crois. J'espère que tout le monde est confortablement installé.
Moi ça va. Souvent, j'ai un siège un peu bancale, ou une table trop fragile. Là, ça a l'air de tenir.
Et puis, j'ai prévu des choses : de l'eau, un goûter.
J'aime bien voir cette lumière sur le visage de ma mère. Elle vient du côté. Ça lui fait un visage un peu dramatique. Elle a une tête particulière. On me dit que je lui ressemble, mais je ne trouve pas tellement.
Souvent, ce sont ceux qui savent que je suis sa fille qui me disent qu'on est pareilles. Mais les personnes qui connaissent mon père, me disent que je lui ressemble davantage. Je ne sais pas quoi penser.
Comme quand ma mère fait ça. Ça arrive souvent ça aussi.
J'ai déménagé.
Mais quand on se voit, c'est encore comme ça. Moi je ne sais pas faire ce genre de choses.
Quand je dis que ma mère est danseuse, on me demande si je danse.
Par contre, que mon père soit peintre, on ne me demande jamais si je peins.
C'est peut être plus impressionnant de faire ce genre de choses avec son corps.
L'ordinateur m'a suggéré impressionnant, et suffisamment. Je crois que j'utilise trop ces mots.
J'ai aussi remarqué que plus je me concentre, et plus j'avance la machoire. Alors sur les photos de profil... je trouve que j'ai un air étrange. Peut-être que je ressemble à mon grand-oncle Marcos. Il avait la mâchoire en avant.
Ça, je sais faire.
La dernière fois que j'ai fait cette performance, je crois qu'il y avait trois personnes dans le public.
Le lieu était très beau. Un peu comme ici. Avec un grand espace dehors. Un grand parc.
J'essaie quand même de raconter cette histoire de famille. C'est difficile de retrouver le fil.
À chaque fois, il y a de nouveaux éléments.
Ah.
C'est drôle, j'ai parlé de faire un tour d'Europe en camion cet après-midi.
Je ne savais pas qu'elle voulait faire ça. Et puis, faire quelque chose avec tous ses enfants, c'est plus facile pour nous parce que je suis fille unique.
Dans la troupe, dans l'autre spectacle, c'est aussi un peu tous les membres d'une famille.
Certains ont leur permis heureusement, c'est plus simple pour déplacer tout le matériel.
J'essayais de raconter l'histoire donc.
Celle qui est si compliquée, démêler le vrai du faux, essayer de remplir, compléter entre les pointillés, les bribes d'Histoire... Hier, j'en parlais et on m'a dit « mais y a-t-il du vrai ? » et j'ai pensé que, quand même, avec une grand-mère mythomane qui racontait n'importe quoi (mais d'une manière passionnante), on aurait pu trouver des faits.
Et puis, j'y ai repensé cette nuit, je n'arrivais pas à dormir. Alors je réfléchissais, comme toujours, que peut-être que cette personne avait raison. Il y a une multitude de vérités. Des raisons qu'on n'explique pas. Des choses qui ne sont pas dites, qu'on a supposées. Et alors, on essaie de raconter ou d'inventer une version des choses.
Ma grand-mère a réinventé une meilleure version de l'histoire. Elle était certainement dépassée mais surtout actrice. Je pense plutôt qu'elle se voyait jouer son propre rôle. Mais, évidemment, je l'ai connue plus tard.
Je me souviens de cette maison. J'ai aimé me cacher, explorer, parcourir. Ça ressemblait à un château pour moi. Elle laissait les tiroirs fermés pendant des années alors je devenais archéologue.
Ah je comprends mieux pourquoi un personnage sort d'un placard dans le spectacle et crie « muerta de amor ».
Je ne connaissais pas cette chanson. Ah si. Je la reconnais maintenant.
Il y a un côté tango et un autre un peu flamenco. De plus en plus flamenco.
On est allées en Andalousie, à Seville l'année dernière.
Du côté de mon père, tout a l'air très simple. Quand quelqu'un meurt, on dit « elle était méchante ». Et c'est réglé.
C'est la seule explication. Mais je l'ai entendue dans d'autres familles. Alors je me dis que peut-être que le plus souvent ça se passe comme ça.
Rarement comme du côté de ma mère où à chaque décès commence une nouvelle dispute. Pour essayer d'écrire l'histoire.
Je pense qu'ils trouvaient, ce côté là de la famille, que c'était plus intéressant de cette manière là.
Dans les films, les disputes sont plus vivantes, amènent un rythme.
Et une mélodie.
La télénovela.
Le drame.
On se demande toujours ce que cache une eau tranquille. Quand tout a l'air de bien aller.
Moi même, parfois, quand tout va bien pendant une journée, j'essaie de trouver un motif, pour abîmer les choses. Que ça ne soit pas seulement un long fleuve tranquille.
Ou alors, j'ai l'impression d'avoir perdu ma journée. Et je ressasse le soir. Sans pouvoir dormir.
Alors je réveille mon copain, et je me dispute un peu. Mais je ne peux quand même pas dormir.
Alors je le réveille à nouveau, parce qu'il se rendort très vite. Et je n'aime pas être la seule à ne pas pouvoir dormir.
Et je lui raconte des disputes d'autres personnes. Des ancêtres. Comme ça, il sait d'où je viens.
Après, ça va mieux.
Heureusement que ça n'arrive pas trop souvent.
Et comme il est très gentil, il ne m'en veut pas. J'espère.
Je devrais lui écrire d'ailleurs, pour m'excuser. Et qu'on ne dise pas un jour « elle était méchante ».
Dans sa famille, ils sont un peu comme du côté de mon père.
Très silencieux. Rien n'est dit, tout est secret.
Ma mère dit souvent que c'est difficile quand les enfants grandissent.
Indépendants, inter-dépendants... je ne sais pas. Est-ce qu'on est réellement indépendants ? Qu'est-ce que ça veut dire ?
Je n'ai pas suivi le début de la phrase.
J'ai toujours le bout des doigts froids.
Ça m'embête mais je n'ai pas de solution.
Ça aussi, j'ai entendu plusieurs versions de cette histoire. Devenir mère, qu'est-ce que ça a été pour ma mère ?
Parfois, j'imagine l'histoire comme un film. J'imagine mes parents habillés très 80s, en pattes d'eph, avec les cheveux longs et bouclés.
Et puis parfois, je les imagine très heureux d'être à Paris, et à d'autres moments, j'imagine ma mère, très jeune, complètement perdue, essayer de trouver quelque chose à faire, une façon aussi de rester en France, ou de correspondre à une image de la famille, ou alors, essayant de faire quelque chose qui puisse être une explication, ou une suite logique. Je ne sais pas réellement ce qu'elle s'était imaginée.
Je pense qu'elle avait beaucoup d'expectatives. Je crois qu'elle voulait une famille nombreuse.
Mon père ne voulait pas. Parfois, je me dis qu'en faisant du théâtre, des performances, en étant artiste, on peut être plusieurs. Je peux être plusieurs filles. Et même peut-être des garçons.
Ça je l'ai déjà entendu. Parfois, et je dis beaucoup parfois. C'est une pression.
Un psy m'avait dit qu'il fallait que j'appelle moins ma mère. Au téléphone. Il avait dit « une fois par semaine, c'est suffisant ». Et j'ai essayé. Mais ça n'a pas duré longtemps.
J'ai eu l'impression d'être fâchée. Alors on s'envoie davantage de sms. C'est pratique. On a l'impression de se parler sans réellement passer du temps au téléphone.
Mais de temps en temps, j'en ai marre. Quand elle m'appelle pour se plaindre de la bureaucratie.
Elle m'appelle en face de la personne qui l'agace, et je le sais parce qu'alors elle se met à parler en français, pour bien signifier à la personne en face, qu'il faudrait changer quelque chose, accéder à sa requête. Et moi, je suis témoin, audio.
C'est tout. Et ça me coupe un peu dans ma journée. Parce que je vis la situation aussi, à distance.
Je deviens une sorte d'extension.
Alors ça m'énerve quand des amis me disent que mon copain ressemble à mon père. Parce que c'est comme si je faisais les mêmes choix que ma mère.
Mais ça n'est pas une raison pour tout changer. Et puis, moi je ne le vois pas comme ça.
Il est savoyard. Mon père est argentin.
Je vais revenir au sujet principal.
J'essaie de raconter l'histoire de ma grand-mère maternelle.
J'ai commencé à écrire après son AVC. Depuis, elle est décédée alors il s'est passé pas mal de choses.
J'ai appris beaucoup de choses sur elle, sur sa personnalité. Je crois qu'elle a choisi un rôle par tranche de sa vie. Je veux dire qu'elle s'est créé un personnage pour chaque étape, chaque moment de sa vie. En changeant de nom, de date de naissance, d'histoire, et aussi de personnalité.
Son rôle préféré, peut-être que ça a quand même été « vieille ».
Même si elle ne voulait plus de photos « pour la postérité ». Mais elle pouvait faire ce qu'elle voulait et raconter ce qu'elle voulait parce que tout lui serait pardonné. Son excuse c'était qu'elle était « vieille ».
Et on le sait, les vieux, on ne tient pas rigueur de ce qu'ils font ou disent. D'après elle.
Je pense que c'est très révélateur de sa façon de voir la société, les hiérarchies... Il y a les petits, les enfants, qui sont au même niveau que les animaux de compagnie, son caniche. Puis, ceux qui sont les sérieux, les mariés, les couples, ceux qui décident pour tous les autres, et prennent en charge les choses, et qui sont responsables. Ensuite viennent les vieux, eux, ont déjà été responsables, ils ont soutenu tous les autres, se sont occupé des jeunes et des vieux, alors c'est leur tour. De faire ce qui leur chante sans se soucier de l'image, des opinions des autres.
Peut-être qu'elle a été déçue. De voir qu'il y avait plus que trois âges, plus que trois étapes dans la vie. Peut-être qu'elle pensait que ce serait plus simple de passer d'une étape à l'autre.
Pour ma mère c'est très différent. Je pense qu'elle restera très jeune toute sa vie. Peut-être plus longtemps que moi. Je la vois avec ses amis, plus jeunes que moi. D'autres plus vieux ou de son âge évidemment. Mais ça n'a plus l'air de rien vouloir dire, l'âge, étapes de vie.
C'était important avant. Je ne sais pas ce que vous en pensez. J'aime bien croire qu'on est passés à autre chose maintenant. On ne fait plus attention à tout ça. Même si pour ma mère, je suis toujours sa petite fille, son bébé. Pour elle, je suis toujours petite et en disant ça, je me sens rapetisser.
J'ai l'impression de rétrécir, de devenir de plus en plus petite. Et c'est une sensation physique.
Peut-être aussi que ça vient de sa danse un peu chamanique.
Elle fait ça parfois. Moitié breton, moitié chamanique. C'est un peu pareil, breton, magique, la sorcellerie, ça se mélange je crois.
Elle y a mis beaucoup d'intention je vois.
Peut-être aussi que c'est ce lieu, à cause de la relique, de la phalange de saint jean-baptiste.
Il paraît qu'il y a d'autres de ses doigts ailleurs, et une partie de sa main, sans les doigts, ailleurs.
C'est effrayant. Quand je vais au Louvre, je préviens toujours que dans la partie de la renaissance italienne, les visages sont effrayants. Tous le monde est représenté soit triste, soit souffrant, ou alors déjà mort.
On pensait que souffrir sur Terre, c'était s'offrir le salut dans une autre vie.
Peut-être que certains sont méchants pour ça.