C'est la onzième fois que je fais cette performance. J'aurais dû fêter la dixième. Je dis « j'aurais dû » mais ce n'est pas une obligation. J'aurais aimé fêter ça.
Je ne sais pas si ça se fête. Ni comment ça se passe. On me demande si je fais quelque chose ici. Je suis déjà en train de faire quelque chose. Il me demande si on peut se parler.
Je réponds « pas beaucoup ». Je ne suis pas certaine de comprendre tout ce qu'on me dit.
On parle de l'appareil. Par appareil, je crois qu'il entend le vidéoprojecteur. C'est vrai que c'est une belle invention. J'en ai un aussi chez moi. Celui-ci est différent. Je ne connaissais pas ce type de vidéoprojecteur. Il a une forme étrange. Son design est un peu futuriste.
Je trouve.
Qu'en dites vous ?
Non, je ne vends pas le vidéoprojecteur. C'est vous qui m'avez lancée dessus. Vous disiez que vous en aviez un.
Le mien, en réalité, c'est celui de ma mère. On le partage. Elle voulait s'en servir pour ses performances et aussi me le prêter pour des dessins que je faisais dans ma cuisine. Je voulais faire une série d'une dizaine de dessins de très grand format. Mais je n'en ai fait que deux.
Clémence vient de présenter l'exposition très rapidement. Je me demande si elle a voulu être express pour ne pas me déranger.
Il n'y a plus de bruit. Souvent c'est comme ça, au bout d'un moment, les gens s'installent et contemplent. Ou lisent. Mais j'aime bien le mot « contempler », ça donne une autre idée. Un autre état d'esprit. On a l'impression d'entrer dans une bulle quand on contemple. Je déteste que l'ordinateur me suggère des mots qui ne sont pas ceux que je cherche. Il m'induit en erreur, je crois.
Je dis beaucoup « je crois » et aussi « je trouve ». Parfois j'ai peur d'imposer trop de choses aux gens. Je parle beaucoup des « gens » ou alors d'un public.
L'homme vient de partir. Je crois que ça ne lui a pas plu.
Ça arrive parfois. Certains s'attendent à autre chose. Quand il y a une table, on peut avoir envie de s'asseoir en face et discuter. Pourtant, on ne le fait pas. En général. Personne ne s'installe face à une autre personne seule. J'imagine. Dans un bar, un restaurant... au cinéma, ou dans le bus, on s'assied rarement à côté d'une autre personne seule.
En réalité, je ne voulais pas parler de ça. Je voulais ajouter un élément d'un épisode précédent.
Il y a longtemps, j'avais parlé d'un voyage en Argentine où mon oncle cherchait, chez ma grand-mère, un revolver dont je n'avais eu connaissance jusqu'à ce moment là. Je pensais qu'il délirait. Qu'il inventait l'existence de ce revolver plaqué or... ça m'a marquée.
Maintenant, j'ai un faux revolver sur ma table de chevet. Quand des amis viennent chez moi, ils sont un peu surpris.
Ça m'est arrivé, il y a quelques jours, un ami m'a demandé pourquoi j'avais un revolver sur ma table de chevet. Je ne m'en sers pas. C'est une sorte de gri-gri.
Ma mère m'en a parlé avant-hier.
Du vrai, pas du faux que j'ai chez moi.
Elle s'est souvenue d'avoir vu son père avec ce revolver. Il l'avait emmené pour raccompagner leur femme de ménage chez elle. Elle habitait dans un quartier « sensible ».
Je ne sais pas pourquoi on dit « quartier sensible ». Qu'est-ce qu'on entend par « sensible ». Je me demande à quoi est-ce que ce quartier est sensible. Ça le rend presque humain, non ?
L'histoire c'est que c'était le dernier jour de cette femme de ménage. Elle avait 14 ans, et elle allait rentrer chez elle, retourner dans sa famille. Il me semble.
Et le père de ma mère lui a proposé de la raccompagner. Comme il avait peur de ce quartier éloigné de Buenos Aires, il a emporté son revolver dans la voiture.
C'est la seule histoire où le revolver est déplacé. Le reste du temps, je crois qu'il est resté dans la salle de télévision.
C'était une pièce spéciale chez ma grand-mère : à la fois bibliothèque, salle de télévision et aussi, secrètement, cachette du revolver.
Ce quartier, il s'appelle Ciudad Evita.
On en a reparlé parce que mon amie d'enfance, Ines (qui a projeté un film plus tôt, ici), y est allée récemment.
Elle est en Argentine pour quelques semaines. Elle veut voir le décalage entre son souvenir d'enfance, le fantasme qu'elle a créé autour de cette terre et la réalité.
Le peu de famille qu'il lui reste est à Ciudad Evita.
Il faut traverser toute la ville en bus pour y accéder. C'est un très long voyage. Traverser la ville, rien que ça, ça peut prendre deux heures. Alors quand on parle de banlieue à Buenos Aires, c'est presque une autre ville.
Si on traverse en train, les gens montent et descendent parfois par les fenêtres, à certaines stations.
Et puis, les vendeurs ambulants font la queue, les uns derrière les autres pour vendre des chocolats, bonbons, empanadas, stylos, loupes, et autres gadgets.
Je n'en ai jamais vu chanter, comme dans le métro ici.
Il n'y a pas de chanteurs du métro. Mais les vendeurs ont une espèce de petit chant pour vendre leurs produits.
Ma mère me répétait souvent celui des vendeurs du cinéma « caramelo, bombon, helado » Je ne les ai jamais vus dans la réalité, là-bas.
C'est elle qui m'a transmis ces petits chants. Ceux de certaines publicités aussi.
Alors je connais des publicités de son enfance. Une publicité pour des couches où deux bébés parlent et comparent leurs couches. Bebenil.
Avec Ines, on se comprend sur ce sujet. Elle aussi a hérité d'une époque, d'une façon de parler un peu ancienne.
On se rend compte qu'on a des façons de parler espagnol qui sont celles de la génération de nos parents.
Maintenant, avec Whatsapp, je discute plus souvent avec mes cousins et j'intègre le nouvel argot. Alors j'ai un nouveau décalage par rapport à l'espagnol de ma mère. Avec elle de toutes manières, on parle en mélangeant trois langues dans la même phrase.
Avec mon père c'est différent.
Quand j'étais petite, j'avais l'impression qu'il ne parlait pas français. Il ne me répondait qu'en espagnol. Même si je lui parlais parfois en français.
On se parle sur Skype. De temps en temps, je lui dis des mots en français. Depuis qu'il vit à nouveau en Argentine, je crois qu'il essaie de parler davantage français.
C'est étrange (dans le sens d'étranger, un peu), parce qu'ici, à Paris, il écoutait la radio argentine et n'était au courant des actualités françaises qu'à travers les infos argentines.
Il buvait du maté en même temps, et restait enfermé dans son atelier qu'il partageait avec un autre artiste argentin.
Une sorte d'enclave.
Clémence rit. J'ai entendu « on s'en fout de Camille », et aussi « on commençait à s'inquiéter Camille ».
Je l'ai déjà vue, mais je ne sais jamais si elle sait qui je suis. Je veux dire... si elle me reconnaît.
Ça m'arrive souvent, ça aussi. D'avoir l'impression que les gens ne savent pas très bien d'où ils me connaissent.
J'ai croisé un ami de ma mère dans le métro plus tôt dans l'après-midi.
Il me parlait de loin, en diagonale. Ensuite, il s'est approché un peu plus.
Un type assez étrange. Un acteur. Il se souvenait de moi il y a 10 ans.
Un noël où il draguait ma mère. Une fête avec plein de monde.
En ce moment, il joue dans une pièce de Gwenael Morin à Nanterre, Re-Paradise Now. Ils sont très nombreux sur scène. Je connais la moitié des performers. Mais la plupart ne me connaissent plus. Ils m'ont connue quand j'accompagnais ma mère partout.
C'est très drôle parce que dernièrement, c'est mon copain qui m'accompagne partout et que j'oublie parfois de présenter. Comme faisait ma mère. J'étais dans son ombre.
Parfois, j'étais indignée parce qu'elle disait « Paloma est fatiguée, on va rentrer ». Mais moi, j'avais envie de rester, observer ces gens, les acteurs, danseurs, qui buvaient et discutaient, criaient.
Je ne sais pas ce que faisait mon père à ce même moment.
Peut-être qu'il faisait des montages de ses vidéos. Il restait tard dans une boîte qui mettait du matériel à disposition des artistes.
C'est de là qu'il a apporté la carte de visite d'une photographe qu'on a accrochée sur le frigo : un sourire avec des haricots à la place des dents.
Plus tard, j'ai retrouvé cette photographe qui enseignait dans l'école des Beaux-Arts où j'ai étudié.
J'étais un peu impressionnée. Ça n'a pas duré longtemps, parce que j'ai vite compris qu'elle ne se souvenait pas du tout de cette époque.
Je dois avoir du mal à marquer les esprits.
Parfois, je vais essayer d'arrêter de dire « parfois ». J'écris trop souvent parfois.
Au dernier épisode, la maman d'un ex-copain est venue. Avec des amis à elle.
Elle est partie avant la fin alors je n'ai pas pu lui parler. Mais elle m'a écrit il y a quelques jours.
Elle sait manier les mots, elle m'a écrit un très joli message. C'était amusant parce que son mari était venu à la performance que j'avais faite la semaine d'avant.
Je me demande s'ils en ont parlé à leur fils, ou entre eux. Certainement.
Je ne sais pas tellement quoi en penser. J'ai été touchée qu'ils viennent et m'écrivent ensuite, chacun séparément. Mais c'est étrange.
Je ne me souvenais pas de son nom, à elle, la maman. Dominique. Je ne pouvais me souvenir que du nom de la maman d'un autre ex.
Il y a du monde dehors. Certains mangent et d'autres fument.
J'ai rencontré un mec au supermarché. Il est venu me dire que je n'avais pas une tenue appropriée pour faire mes courses. Je sortais d'un cours de sport.
Il m'a dit qu'il avait arrêté de fumer. On est allés prendre un verre ce week-end. Il m'a raconté qu'il venait de s'installer dans le quartier. Il est du Nord.
Je n'ai pas compris ce qu'il faisait. Il m'a dit qu'il travaillait mais aussi qu'il étudiait et aussi qu'il avait pris un abonnement au Louvre pour y aller toutes les semaines pendant les nocturnes. Et puis il disait aussi qu'il faisait de la boxe et des footings très régulièrement.
Je pense que c'est trop.
Ça ressemble à une liste de bonnes résolutions. Ce genre de choses qu'on essaie de tenir mais qui ne dure qu'un temps.
J'ai toujours voulu utiliser « un temps » de manière isolée. Comme Beckett.
J'ai acheté d'autres livres de Beckett. J'en lis un en ce moment où il s'agit d'un espace que j'imagine être une sorte de château d'eau, mais vide. Assez sombre. Gris.
Les gens déplacent des échelles, et attendent leur tour en file pour monter ou descendre. D'autres sont au centre.
J'imagine toujours les scènes que décrit Beckett avec la même ambiance, ou alors des visages émaciés.
Pourtant, il décrit rarement des visages, il me semble.
Une femme est seule dehors. Elle porte son manteau sur ses épaules, elle hausse les sourcils. Ma grand-mère faisait ça pour remonter ses paupières. Plus tard, elle s'est faite opérer. Un lifting aussi.
Au bout de quelques temps, le lifting s'est relâché un peu et elle a retrouvé une expression plus « normale ».
Je me demande souvent qui sont les gens qui viennent à ce genre d'événement. La plupart du temps, ce sont des amis, des amis de ceux qui exposent, qui jouent. Parfois, je dis encore « parfois », des gens qui habitent le quartier, qui se baladent et qui entrent par hasard.
Ce sont ceux qui restent le moins je crois. Peut-être pas.
Peut-être que j'imagine ça. Que quand on entre par hasard, on est attendu ailleurs. Ou alors on avait prévu autre chose, d'être ailleurs.
Mais peut-être qu'on peut errer. Je ne sais pas si on fait ça. Je ne fais jamais ça.
J'ai un peu peur de l'espace public. Alors, si je me balade, j'essaie de penser à un chemin, des étapes, un parcours, à l'avance. Pas tellement à l'avance, un peu au fur et à mesure. Mais pas « juste comme ça », pour voir où ça me mène.
J'ai souvent peur d'atterrir quelque part où je ne devrais pas, d'être en train de risquer ma vie !
Ma mère était très soucieuse, très préoccupée sans cesse. Ines, c'est pareil. Je crois que toutes les mères de cette génération sont préoccupées.
J'ai eu un portable quand j'ai eu 10 ans. Pour la prévenir quand j'arrivais à l'école. Ce n'était pas loin pourtant.
Je me demande si c'est différent aujourd'hui ou pour d'autres cultures. Pour des personnes ayant grandi ailleurs. Nous, on a eut ça : l'angoisse des administrations, des personnes en uniforme, des représentants de tout. Encore aujourd'hui. Un peu trop certainement. Et personne ne voulait en parler, les parents je veux dire. Justement pour ne pas nous transmettre ça.
Mon cousin a étudié l'héritage du traumatisme dans son mémoire de fin d'études.
Je me dis que c'est pareil pour lui, dont la famille est restée à Buenos Aires.
Je ne sais pas si c'est différent avec l'océan qui met à distance. J'ai l'impression que pour beaucoup de choses, c'est un peu pareil.
Mais je ne voulais pas donner un ton mélancolique. Je voulais parler de ce revolver, qui existe toujours. Le vrai, on ne sait pas où il est, ni qui l'a pris.
Le faux, c'est moi qui l'ai.
Clémence me dit que la scène va être installée dans 5 min.
Souvent, je décide de la fin de cette performance. Mais il arrive que d'autres viennent sonner la fin.
J'aime bien aussi. De toutes manières, ça fait bientôt une heure.
C'est ce qui était prévu.
C'est vrai que ça peut paraître long. Mais la première fois, ça a duré trois heures. Alors maintenant, une heure, je trouve ça plutôt court.
D'un autre côté, ça s'approche davantage de la durée d'un épisode d'une série.
Peut-être que je devrais formater davantage. Me rapprocher de ça. 40 min ? Les séries peuvent durer plus ou moins longtemps, mais rarement davantage, non ?