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Documentation d'artistes diplômés de l'EESAB, 2015 - 2021

Nicolas Desverronnieres

MÀJ 10-12-2021

«La curiosité, l’esprit d’observation et le goût de l’analyse, puis l’imagination et le besoin de réalisation s’exercent tout à tour, comme programmés, dans la démarche créatrice de l’artiste, et dans des domaines les plus variés. C’est ici une «carlingue» dont il donne la réplique à son modèle spatial en assemblant patiemment les lattes de clayette de bois. Là, à fleur de sol, c’est une «volière» monumentale érigée en plein champ (Tour de Ronde) pour signaler la présence d’une source ou accessoirement, en bloquer le flux, dénonçant par cette absurdité certaines pratiques du contôle ou de l’enfermement.
[...] A la fois humble devant l’univers des possibles et conquérant dans son désir de l’appréhender, il professe que l’observer c’est le comprendre et souligne avec jubilation la richesse des échanges et des interactions. Il met son ingéniosité au service de son imaginaire avec une rigueur teintée d’ironie pour explorer le réel, le transcender, voire le surpasser, rejoignant là une des missions fondamentales de l’art. »

Odile Crespy

Extrait du texte réalisé par Odile Crespy dans le cadre de la résidence à l’Usine Utopik en 2019

 

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 L’océanique des flaques ou le paysage par le milieu   -  Henri Guette

Depuis les fenêtres de la galerie du Dourven, il est facile de se laisser happer par le paysage. Le visiteur du haut de cette pointe se projette dans la baie de Lannion, face au ciel, et a l’impression de dominer le panorama. Pourvu qu’il y ait un coucher de soleil, le spectacle est complet. Lieu de résidence autant que lieu d’exposition, cette ancienne maison a été pour Nicolas Desverronnières et Sylvain Le Corre l’opportunité d’entrer dans le paysage autrement et précisément en en proposant le tour, en l’abordant par le milieu. La façon dont les deux artistes sont intervenus sur la structure même du bâtiment en témoigne. Du côté de la pinède, la façade s’est couverte de mycètes, des sculptures qui viennent s’accrocher aux murs comme de véritables champignons quand du côté de la mer ce sont des hermelles, des sculptures, elles aussi inspirées du vivant et plus précisément de vers tubicoles, qui ont colonisé les rebords de fenêtres. La distinction entre intérieur et extérieur tient à des murs que l’on sait de plus en plus fragiles.

Les mycètes sont apparus pour la première fois dans le travail en duo de Nicolas Desverronnières et Sylvain Le Corre en 2016. L’installation in situ Mycète extension prenait alors place sur une façade du château du Coscro qui avait pour particularité d’être le mur vestigial d’un bâtiment disparu. La forme presque parasite du champignon, s’insérait dans les interstices de l’histoire et rappelait à la fois un devenir ruine et la façon dont la vie organique, en s’adaptant, s’appuyant sur les débris pouvait se développer. Cette conviction que le cycle du vivant et de ses mutations dépasse la mort se trouve dans les travaux de Sylvain Le Corre et notamment ses aquarelles où d’un crâne s’élève une pousse, d’une souche d’arbre renversée prolifèrent des champignons. La relation entre les concepts de nature et de culture fait aujourd’hui l’objet de nombreuses discussions pour dépasser la longue opposition qui a prévalu dans la philosophie occidentale ; c’est précisément à cet endroit que travaille le duo, revendiquant à chaque nouvelle collaboration un travail de terrain, d’observation et d’expérimentation.

Les mycètes sont revenues en 2021 mais cette fois accompagnées d’hermelles qui laissent sur les rochers et les côtes des traces si caractéristiques. Le fait de parler de ces sculptures-installations comme d’organismes vivants n’est pas anodin ; elles peuvent s’étendre et recouvrir d’autres lieux. Imitant la croissance spontanée de ces organismes et jouant des échelles, ces sculptures nous invitent à être attentif à ce qui est là. Elles peuvent en même temps de façon détournée être utilisées comme perchoirs par les oiseaux et en plein air servir d’abris aux insectes. Si ce n’est pas le but premier, cette inclusion de l’artefact dans le paysage avait fait l’objet d’un travail spécifique Refuges (2019-20) de la part des deux artistes qui avaient à la demande de l’artothèque d’Hennebont investi un lycée. Combinant engagement civique, scientifique et artistique, ils avaient à la fois conçu des abris pour les animaux hors de portée de regard et une sculpture concentrant différentes formes d’habitats pour sensibiliser le public à ces présences par des éléments d’architectures qui renvoient à des concepts humains.

La maison du Dourven est pour l’heure un refuge mais l’on sait les littoraux aujourd’hui menacés par le réchauffement climatique et l’activité humaine. L’hypothèse de voir se développer des formes de vie sur le bâtiment ne relève pas que de la sculpture mais d’une conscience du paysage comme milieu. Le philosophe Henri Maldiney qui avait développé une réelle phénoménologie de paysage au travers de la marche et des représentations artistiques comme celles de Tal Coat nous invitait à toujours nous poser la question : sommes-nous “devant” ou “dedans” le paysage ? L’exposition de Nicolas Desverronnières et Sylvain Le Corre nous place dedans, investiguant le paysage du Dourven sous toutes les coutures. Ayant mis au point un quadrillage minutieux, les deux artistes se sont intéressés à la géologie du territoire, à sa faune et à sa flore mais aussi aux activités humaines qu’il accueille, de l’extraction de granit aux activités de communication. Cette tentative d’épuisement s’exprime dans une grande diversité de médias du dessin à l’aquarelle en passant par la sculpture où les deux pratiques de l’un et de l’autre se fondent sans que l’on ne puisse plus les distinguer.

Nicolas Desverronnières et Sylvain Le Corre ont voulu établir un atlas, c'est-à-dire en reprenant la définition du dictionnaire, un recueil ordonné de cartes conçu pour représenter un espace donné et exposer un ou plusieurs thèmes. On retrouve des relevés des laisses de mer mais aussi traités à l’aquarelle, des laminaires, du goémon, un herbier d’algues. Si l’on y regarde d’assez près on observe des inscriptions chimiques qui révèlent l’emploi que l’on peut faire de ces algues pour obtenir par exemple de la soude. Ces détails, témoins de scientificité, de recherches approfondies, montrent combien les artistes ont cherché à relationner avec le paysage et ceux et celles qui le façonnent. Des sculptures aux formes architecturales renvoient à l’activité d’extraction de granit qui a longtemps fourni les villes en pavés mais aussi à d’autres structures humaines et portuaires. Les deux artistes s’intéressent autant à la matérialité d’un paysage qu’à l’imaginaire qu’il inspire. Le jeu d’échelle de certaines constructions, les associations dans certains dessins laissent ainsi imaginer l’homme comme un bernard-l’ermite, vulnérable hors de sa maison.

L’exposition et son mobilier de présentation pensé et conçu par les artistes n’est pas sans rappeler les cabinets de curiosités. La notion d’atlas évoque elle-même quelque chose des sociétés géographiques du XIXème siècle dont Jules Verne faisait le cadre de ses romans. Nicolas Desverronnières n’avait pas caché son intérêt pour le dispositif du diorama dans de précédents travaux comme Mobile Silva (2020) ou Bocage program (2019) qui créait des écosystèmes en vitrine ou en boîte et que l’on regardait à distance autant que le dispositif de monstration. Relativement complexe, ce dispositif jouait de la lumière, de l’hygrométrie et de l’aération pour faire alterner des micro-climats dans des décors de récupération. On peut sans doute y voir une manifestation du sense of wonder anglo-saxon que l’on pourrait traduire par sens de l’émerveillement. Ce sens de l’émerveillement qui joue à plein dans les musées d’histoire naturelle et forums des sciences appelle chez le spectateur un état à la fois émotionnel et intellectuel. C’est le vertige d'être rappelé à l’immensité du cosmos et à notre place qui peut stimuler une curiosité scientifique ou une conscience écologique. C’est cette émotion que Nicolas Desverronnières et Sylvain Le Corre traduisent esthétiquement.

La notion de local est importante pour les deux artistes ; il s’agit d’une économie autant qu’une d’une écologie des pratiques. Faire avec ce qui est déjà là implique d’habiter l’espace avant d’y concevoir quoi que ce soit. On en trouve sans doute le meilleur exemple avec le projet commun Batellaria (2017) qui était au cœur de la restructuration d’un quartier de Rennes quand l’exposition L’Océanique des flaques repose sur une autre dynamique. En partant du local, de la pointe du Dourven, le propos des deux artistes se veut global. Ce qui affecte un territoire finit par en affecter un autre ; quand on partage un océan, une mer, et qu’elle déborde à un endroit c’est que l’eau se retire ailleurs. Le titre invite à considérer dans la moindre flaque un reflet d’un monde changeant, une océanique qui influe autant nos réalités que nos imaginaires.

Henri Guette, 2021

Texte écrit à l’invitation de Documents d’Artistes Bretagne pour BASE, été 2021 dans le cadre de la résidence à la Galerie du Dourven.

 

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Ma recherche artistique s'articule autour de la notion de paysage et plus précisément sur les actions et les modes de représentations utilisés pour le façonner. Je m'intéresse aux différentes opérations menées par l'Homme occidental pour modifier son environnement afin de le rendre conforme à une certaine perception de la nature.

Cette recherche se nourrit d’interrogations liées à des domaines variés - comme l'espace, le mobilier, la forêt ou les nouvelles technologies - et convoque des expérimentations plastiques liées principalement aux territoires dans lesquels je me trouve.
Les notions d'interférence, de jeu et de détournement sont au coeur de ma recherche.
Par l'appropriation de milieux qui me sont inconnus, j'en deviens le concepteur, l'ingénieur ou l'ouvrier.
En utilisant les normes et standards comme terrain de jeu, j‘opère un sabotage ludique qui me permet une autre lecture de l'environnement et un nouveau point de vue.

À partir d'un objet banal, d'un bâtiment, d'un territoire, des fictions se développent et s’activent par une transformation physique, un changement d'échelle ou un acte d'altération.
C'est en faisant se rencontrer des domaines qui ne se confrontent pas d'ordinaire que surgissent des étrangetés, des imaginaires. Les sculptures que je réalise sont le plus souvent en bois, c'est un matériau que j’affectionne particulièrement en raison de ses propriétés très vastes et ses possibilités de récupération. Depuis peu, j'utilise également des systèmes techniques plus complexes me permettant de mettre en mouvement des éléments naturels comme l'eau, le vent et la lumière.
En parallèle, la pratique du dessin me sert de fil conducteur au travail de volume, il me permet d'archiver, compiler, recouper les données de différents projets.

 

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Nicolas Desverronnières n’est pas inconnu sur ce territoire rural de Normandie. Petit rappel : l’été dernier il avait conçu une sculpture/installation (Groupelec 3000) sur le chemin de halage, dans le cadre du 4è Festival des bords de Vire. L’œuvre, pérenne, reproduit un groupe électrogène...en bois. Archaïque car peu utilisé dans l’industrie moderne, mais naturel et biodégradable, le matériau est parfaitement compatible avec l’environnement : peut-être retrouvera-t-il une place de choix dans les futures décennies ? Cette année, le jeune artiste, invité en résidence pour six semaines à l’Usine Utopik, prolonge sa quête de territoriale. Après avoir prélevé sur les bords de Vire plusieurs spécimens de ces mousses qui font le désespoir des jardiniers négligents et que les marcheurs piétinent sans vergogne, il en restitue un mètre carré « sur un plateau », échantillon magnifié et sanctuarisé par la structure sophistiquée qu’il a bâtie tout autour, sur le lieu d’exposition devenu espace muséal. Durant des semaines , il a observé cette matière encore vivante, étudié l’évolution d’un monde minuscule qui continue à se développer grâce à ses bons soins : pour nourrir et en révéler les détails au public (des reliefs à peine perceptibles notamment), il a créé une véritable chorégraphie mécanique, ingénieuse et fonctionnelle, associant de façon plus ou moins visible ventilateurs, lampes, brumisateurs, pompes à eau, destinés à reproduire le climat normand. Une mise en scène qui fait de cet humble produit de la nature une référence au grand Tout.

La curiosité, l’esprit d’observation et le goût de l’analyse, puis l’imagination et le besoin de réalisation s’exercent tout à tour, comme programmés, dans la démarche créatrice de l’artiste, et dans les domaines les plus variés. C’est ici une « carlingue » dont il donne la réplique à son modèle spatial en assemblant patiemment les lattes d’une clayette de bois : sur les traces de ceux qui l’avaient conceptualisé pour la conquête de l’espace, l’artiste tel un passeur, en fait pour ses visiteurs le transporteur de leur imaginaire. Là, à fleur de sol, c’est une « volière » monumentale érigée en plein champ (Tour de Ronde) pour « signaler » la présence d’une source ou, accessoirement en bloquer le flux, dénonçant par cette absurdité certaines pratiques du contrôle ou de l’enfermement. Ailleurs, étudiant le programme de reconstruction rapide d’un quartier de la Nouvelle-Orléans, il interprète et remodèle, à partir d’un protocole ludique, un ensemble de maisons   en s’appuyant sure deux traditions de la capitale de la Louisiane, l’architecture originale et si particulière des « shotgun houses » et celle du… pain d’épices de Noël. Ses Gingerbread Shotgun Houses, qui se différencient par les aléas de la cuisson, jouent sur l’appropriation de l’art pour et par un public populaire et … consommateur.

A l’Usine Utopik, l’artiste présente une deuxième œuvre qui n’est pas sans rappeler une sculpture antérieure (Stratigraphie). Il s’agissait alors d’une table dont le plateau en aggloméré (un tassement de matières naturelles agrégées, « opprimées » pourrait-on dire) avait fait exploser la plaque lisse du formica qui le recouvrait. La nature s’est rebellée ! Ici, l’artiste a empilé des planches de ce même matériau qui constituent les strates d’un ensemble végétal, (voir d’un pan d’antique muraille) qu’il reconstitue et entaille pour en souligner la rugosité : à défaut de rendre à la nature ce qui lui a été dérobé, il lui rend un vibrant hommage.

Après six années d’études aux Beaux-Arts et quelques travaux réalisés en collectif, Nicolas Desverronnières a conquis une autonomie nouvelle et libératoire. A la fois humble devant l’univers des possibles et conquérant dans son désir de l’appréhender, il professe que l’observer c’est le comprendre et souligne avec jubilation la richesse des échanges et des interactions. Il met son ingéniosité au service de son imaginaire avec une rigueur teintée d’ironie pour explorer le réel, le transcender, voire le surpasser, rejoignant là une des missions fondamentales de l’art.

Odile Crespy

Usine Utopik, 2019