L’essentiel du travail de Morgan Azaroff – de la performance filmée ou non et des dispositifs d’« objets esthétiques » – soulève à chaque fois un substrat d’inconscient. Quelque chose de secrètement sousjacent. Il joue avec des choses inertes comme on peut le voir lors de ses performances intitulées Mon double héroïque (2018), Le vieil homme et la mer (2016), ou La taupe et le jardinier (2014). Au-delà de ses intermittences d’apprenti magicien, son attitude est celle d’un beautiful looser, ou de ce que j’aime appeler un « artiste outsider », ce qui est notable dans Impro sketches opéra (2017). Il oscille toujours entre la maîtrise non assumée et l’improvisation. Il nous perd et nous retrouve, faisant ce qu’il veut de notre attention.
Lorsqu’il me parle de ses actions – à l’école, dans la rue, à l’atelier – je comprends en sous-texte qu’un récit intelligible prime sur la forme insouciante. Ce fond est une allégorie du travail dans notre société, qui maintenant, en 2019, est largement robotisé. Ainsi, une vidéo (Je suis désormais plus fort, 2019) qu’il venait de produire durant ma résidence à GENERATOR est à mon sens celle qui signe tout ce qu’il a fait jusqu’à présent. On le voit dans une usine, assis nonchalamment devant une machine, avec son regard doux, ses cheveux longs bien lisses, portant une chemise hawaïenne. Il regarde la machine « faire son travail ». Cette posture est pour lui la quintessence de ce qu’il voudrait vivre hic et nunc dans sa propre société du spectacle qu’il s’est construit jour après jour. Mais il me semble que sa pratique, de 2013 à aujourd’hui, se synthétise dans la chanson Je suis mélancolie 5 . Cette mélancolie ? Je dirais qu’elle est intrinsèquement liée au fait de créer dans un monde de plus en plus enclin à la performance généralisée, de toutes sortes. Elle est partout. Poussée à son paroxysme par n’importe quel quidam, elle est aujourd’hui – et le sera sûrement demain – une simple déviation de la complexité de ce qui se meut. Ici, dans notre contexte, elle est un homme empreint d’une passivité positive et irrémédiablement attirante pour quiconque voudrait être son témoin particulier. Morgan Azaroff est mélancolie.
Bertrand Riou, mai 2019. Extrait du texte Morgan AZAROFF Pour un élan passif des choses écrit dans le cadre du programme GENERATOR #5 mars 2019. 40mcube (Rennes).
De performance à conférence - si ce n’est l’inverse - la pratique de Morgan Azaroff oscillerait entre des modes de présentation scéniques : lesquels toutefois ne se cantonneraient pas à l’échelle humaine. Sans chercher à apparaître en personne, ou à être remplacé par un complice, il userait plutôt d’effets de perspectives pour donner à un objet - sur lequel notre attention reposerait - une dimension vivante, presque anthropomorphique. Constamment à la recherche d’un double fantasmé, le rapport qu’il entretient avec lui, mais aussi avec son public témoigne d’une fragilité qui est déterminante dans le déroulement des performances. Là où demeurait le mystère, lorsque la frustation croît, nos attentions prendraient le chemin de la fuite, trébucheraient, pleureraient de joie.
Alexandre Barré, 2018 Extrait du texte paru dans le catalogue /ˌmɪsɪˈsɪpiːz / ,
Puisque je m’assois, disposé à écrire pour Morgan un texte d’introduction concernant sa pratique, un bruit violemment familier corrompt mes doigts vers une autre ambition. En pleine fausse pénombre, baignant dans le crépuscule de diodes qui défie la journée, j’allume le flash de mon portable, plisse les yeux, allège mon souffle. Rien n’avoir commencé pour finalement poursuivre un insecte invisible, celui là même qui virevolte, je le crains, autour de mon dos relâché. Plutôt qu’écrire, être debout.
En une durée si brève, je tiens des pauses, des froncements, des rigueurs, des pas légers. Mon impatience se meut en attention. Le regard discrimine contexte et protagoniste, en vain. Chaque ombre poussiéreuse est suspecte. J’analyse cette neige d’intérieur, cherche le flocon à tuer. Tout mur blanc est plaisir, surface de soulagement. La bibliothèque, en revanche, l’angoisse d’une infinie patience. Chaque tranche abrite un titre, un auteur, une légende, qui collaborent avec le coupable prospecté. Le philodendron du salon ? Abandon. Il me faut moduler, trouver des outils, des orthèses. Un marche-pied, pour monter, un balai, pour atteindre. Me tournant sur moi même, comme un chien chassant sa queue, ayant cru à une piqure que l’air ambiant à simulé, j’observe mon décorum doux, discret, sans qu’aucun apparat vienne distraire, car tout y est familier sans s’y faire marquant. Le parquet ne luit pas, les rideaux ne montrent ni ne cachent. L’inaudible fréquence acoustique s’est faite oublier. Non, l’apaisement se transforme en thérémine ! D’instinct, le halo flashant précède mes yeux ; j’entre en synergie avec les photons qui peuvent traverstir en ombre tout objet qui les traverse. La poursuite lumineuse précède mes mains véloces contre ce son avide. Il faut mille gestes inventifs pour soustraire à la vie cette insulte volante. La frustration flotte. Je revisite les faits (les surfaces, les aplats, les supports) par peur de l’oubli ; se souvenir pourtant n’abstient pas de revoir. Moustique et foudre se reposent t-il deux fois au même endroit ? Perdu, la surprise re-fait son entrée dans ma fatigue : de l’hypnose panoptique émerge un événement, un seul, l’objet convoité. Posé, muet. N’attendant que l’essai d’une interaction prometteuse. Clap de fin.
Alexandre Barré, 2019, Son microphone pour écrire.