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Documentation d'artistes diplômés de l'EESAB, 2015 - 2021

Lucie Férézou

MÀJ 22-04-2024



Mes recherches portent sur les matières minérales, rosé, au travers du paysage et des histoires d’amour (intime, réel ou de fiction, mythes, SF). Les matières dans le paysage inspirent ma façon de penser l’installation : comme des zones de mélange, de couleur et de texture, des espaces de rencontre et de mutation entre les corps et les sentiments. Le rose, la boue, l’eau et les fleurs ont toujours fait partie de mon travail comme des repères sensoriels qui témoignent d’un univers incertain, visqueux, féministe et parfois un peu magique.




DE LA RÊVERIE HUMIDE : l’oeuvre de Lucie Férézou

par Sonia D'Alto

  

“There are tides in the body.”

Virginia Wolf

 

« Ainsi fut établie une route mentale indépendante des niveaux des marées et de leurs limites. J’ai eu peur de l’horizon. »

Etel Adnan

 

L’univers de la rêverie et celui de l’eau souvent peuvent converger. 60% à 90% de la matière corporelle humaine est composée d’eau. Notre identité, notre individualité est donc aquatique. Le début amniotique. L’océan. Couvrant 72% de la surface de la planète, l’océan est une source immersive. Matière primordiale. Morceaux vaporeux. C’est une immersion par tempérament météorologique, une immersion humide. C’est exactement cela le rêve : matière et volupté. Une condition incomparable. Matière poreuse et malléable : fluide.

Une perte de la machine onirique et humide : voilà l’origine du travail de Lucie Férézou. La production de l’oeuvre est un échange sensuel juste quelques instants avant la paresse et quelques instants après l’air condensé des humeurs. C’est la mélancolie saturnine, au féminin. Le geste que l’artiste utilise est une invitation à la légèreté de la matière et de l’espace. La fluidité de la composition matérielle accompagne discrètement les oeuvres produites par l’artiste. Son atelier accueille de manière indistincte le chaos, la mollesse, de la matière : l’éponge et la mousse, le métal et la pierre. Du granit, des roches, des éponges. Roses, grises, vertes. On entre tout de suite dans une intimité physique. Le souvenir de l’océan, la prémonition d’une température. Des plantes aquatiques, parfois aussi du feu. Prométhée, au féminin. Une plasticité amniotique : qui se reflète, qui ressemble à soi-même. Telle est Le phénomène de l’éponge (2019), qui se compose d’une tulle à paillettes en suspension à partir du plafond et d’un socle au sol en plexiglass et couvert d’un film vinyle. Le geste minimal de l’opération artistique laisse travailler la matière dans son magnétisme, dans le rythme. Dans l’accrochage au HubHug réalisé dans le cadre de Generator #5, le carré au sol du phénomène de l’éponge se retrouve également sous une forme plus petite. On pourrait déjà remarquer le caractère fragmentaire et vaporeux du geste de l’artiste à partir des compositions presque japonisantes, produites par des vibrations équilibrées. Dans le même accrochage on retrouve deux branches de saule, soutenues par un socle en métal. Contre le mur, une sculpture produite par un geste très minimal : une base sur laquelle est posée une plaque de plexiglass qui reflète cette atmosphère de contemplation éthérée. L’espace de l’accrochage rappelle la modulation de l’air des oeuvres produites par Lucie Férézou en 2018. La rencontre de la technè avec l’univers naturel. On est dans un jardin, le jardin impressionniste des nénuphars, on est dans un jardin intérieur. Il y a une continuité entre l’extérieur et l’intérieur. Fluidité de contours. La fluidité de l’écriture féminine. L’eau. La matière dans l’espace. La gentillesse. Plus de hiérarchies : rêve humain. On commence dans l’origine : une sédimentation des matières, implication symbiotique. Membrane associative. Un nouveau monde produit par un échange de microorganismes. L’océan se souvient de la mélodie de cette création : « Doigts au souvenir toxique d’une mousse collante. La feuille d’or s’envole avec maladresse, on dirait qu’elle hésite à se froisser. Mes mains sont vertes et dorées1 ». Des recherches en atelier conduites par l’artiste (Flaque, 2019, Sans Titre, 2019) reproduisent cette sédimentation de matières. Matière artificielle et matière naturelle — si encore il y a du sens à chercher des différences entre les deux. On pourrait plutôt évoquer cet univers primordial, des débuts, de l’origine, des communications interespèces, de sédimentation intime et physique. Par ailleurs ce vernis qui englobe sans distinction herbes, feuilles d’or, cuivre, résine. La matérialité confond l’Histoire de l’art dans un langage intérieur. Il y a un certain glissement. Un érotisme des légèretés. Le vernis glassificateur fonctionne comme les gelées de gâteaux dans les pâtisseries les plus sophistiquées. Telle est Ocre avant le sommeil (2019) : une surface d’humeurs composée de formes, d’odeurs et de matériaux. Une oeuvre construite par sédimentation, par sensualité du geste, de la caresse, de la douceur de la matière qui se congèle, qui s’organise en soi-même et laisse place à un geste doux. La fluidité des rêves, des bijoux aux confins des premiers organismes multicellulaires.

La production artistique de Lucie Férézou est divisée en deux tendances : d’un côté l’accumulation et la sédimentation des mousses et des matériaux les plus différents, de l’autre la simplicité flottante de la matière dans l’espace. C’est le cas de Collier (2019) ou L'arche (2018) ou encore Fleur de cuivre (2017), des oeuvres qui se matérialisent par un geste minimal de délicatesse, d’une sagesse visuelle et doucement primitive. D’autres semblent presque issues d’une planète onirique : Under The Luna (2018), Île (2018), Venus As A Boy (2017). Mousse expansive, résine acrylique, plâtre, pigments, feuilles de cuivre, paillettes, fleurs séchées, poussières sont les éléments qui composent Lay Up (2019). Il s’agit d’une colonne produite par l’artiste pendant Generator #5, et dont la sensualité n’est plus causée par la simplicité mais au contraire par la surabondance, par l’accumulation. Des nuages condensés, de la mousse pour gâteaux, un décor pour Marie-Antoinette d’Autriche par Sofia Coppola, une sensualité néobaroque, sont quelques suggestions de cette oeuvre. La matière devient perméable jusque dans ses recoins les plus intimes. Le corps devient poreux et sujet à la pénétration par les éléments environnants. La perméabilité entre espace et matière est le revers de cette même réalité : un rêve humide condensé dans la création. Une inondation de la mémoire. L’eau rappelle. Un avenir liquide, où les corps s’y contaminent entre eux, et par l’eau on se souvient. “We are all bodies of water ”2.

 

1 Lucie Férézou, Le phénomène de l’éponge, manuscrit de l’artiste, 2019.

2 Neimanis, Astrida, Hydropheminism: Or, On Becoming a Body of Water, in Henriette Gunkel, Chrysanthly Nigianni et Fanny Söderbäck, Undutiful Daughters: Mobilising Future Concepts, Bodies and Subjectivities in Feminist Thought and Practise,Palsgrave Macmillan, New York, 2012.

 

Texte de Sonia d'Alto sur le travail de Lucie Férézou, écrit dans le cadre de GENERATOR#5, 40mcube