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Documentation d'artistes diplômés de l'EESAB, 2015 - 2021

Laurent Petitot

MÀJ 05-05-2022

Montrer les forces invisibles qui régissent notre monde.

    Il s’agit avant tout d’une métamorphose, d’une réaction chimique entre l’huile, la soude et l’eau. Bouilli, ce mélange durcit et permet de se laver. Une fois fabriqué puis sculpté ou modelé, comme une substance vivante, le savon poursuit sa transformation.
Depuis plus d’un an j’utilise la formule chimique du savon pour fabriquer ma propre matière, je n’utilise pas une huile habituelle, la substance que j’obtiens ne se stabilise pas tout de suite, en effet après avoir obtenu la forme voulue, celle-ci transpire encore pendant des mois.
Au départ les sculptures sont blanchâtres laissant apparaître de belles nervures. Ressemblant à du marbre, elles sont lisses et douces. Puis peu à peu elles jaunissent, se recouvrent d’une pellicule liquide et suintent. Les sculptures deviennent plus organiques, comme altérées par le temps.
Au-delà des formes produites, c’est ce temps qui m’intéresse. Plus qu’habiter le lieu où elles sont exposées, elles y vivent dans une temporalité qui leur est propre.

    Mes sculptures déconnent, comme dans le film La Mouche/The Fly de David Cronenberg, rien ne se passe comme prévu. Je n’obtiens que des objets déviants. Cette cuisine alchimique convoque les contingences d’un quotidien trivial, fait de tâches ménagères et de gestes répétés. L’ébauche d’un rituel païen se dessine. L’omniprésence du cycle, du trou, du tunnel nous plonge dans une spirale vertigineuse. Pour en sortir il faut se raccrocher aux formes douces souvent anthropomorphiques et aux mots qui émergent de la matière. En effet certaines formes invitent au repos, à la douceur tandis que d’autres, je l’espère, invitent à sourire et à se questionner sur ce qu’il y a en face de nous et par conséquent sur ce qui nous entoure.

 

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« Chaque chose doit avoir un commencement […] et ce commencement doit être lié à quelque chose l’ayant précédé […] L’invention, admettons-le dans l’humilité, ne consiste pas à créer à partir du vide, mais du chaos; le matériau doit d’abord être apporté, il peut donner forme à des substances obscures et informes, mais ne saurait mettre au monde cette substance. »
                                                                      Siv Jansson dans la préface du livre Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley

 

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Aristide Gripon

Ce qu'il y a de dangereux avec les prises électriques

 

Ce qu'on peut observer lorsqu'on se penche sur le travail de Laurent Petitot c'est l'omniprésence des trous. Le trou est le nombril de son travail, c'est autour de cette béance que tout s'organise. Prenons au sérieux la position de Laurent Petitot et explorons certaines de ses conséquences. Le thème central est le gouffre, cherchons à nous promener sur ses marges en se délectant du vertige qu'il nous procure sans nous y laisser glisser. Le tout est de ne pas le remplir par un texte qui le bouche (ce qui serait bien le comble) mais de comprendre en quoi c'est ce maintien du trou qui fait que l'on veut s'y pencher.

Le trou, c'est ce qui laisse apercevoir. On perce quelque chose pour voir ce qu'il y a dedans ou ce qu'il y a de l'autre côté. Mais il n'est que partiel, il ne dégage pas toute la vue. Un trou rend curieux, il attire le regard. Le regard n'est possible que depuis nos deux propres trous. Nous avons affaire à un travail auquel un manque est aménagé pour mieux nous le faire voir.

 

L’oeuvre de Laurent Petitot est une trouée. Au-delà du fait que ce motif de trou s'y répète et s'y rejoue sous différentes formes, nous ne devons manquer d'explorer les possibilités ouvertes par ces trous et tenter de les comprendre avec leurs paradoxes. Si le trou aménage un espace de vision, on est loin du confort d'une vue bien dégagée que l'on peut contempler en long et en large. Il reste toujours quelque chose qu'on n'a pas saisi, qui échappe. En fonction de l'endroit où l'on perce, le regard est orienté, il a quelque chose sur lequel se fixer : ce qu'il y a en face. Ça peut être noir, ça peut être lumineux, ça peut nous jaillir dessus, ça peut être n'importe quoi mais il faut approcher son oeil. Qu'en est-il de ce qu'on ne voit pas ? Le trou, lorsqu'on s'y penche, restreint notre angle de vue. Il manque quelque chose à droite, à gauche, en haut, en bas. Ce qui s'y cache devient le lieu sans espace de tous les inconnus, de l'errance, de l'absence de repère et qui nous laisse sur la touche. On a beau se coller la face contre le trou, essayer même de le traverser, on ne pourra pas tout voir. Il n'est pas question ici de s'acharner à vouloir tout saisir par le regard, préférons une bonne distance face aux trous de Laurent Petitot. Il nous laisse d'ailleurs la possibilité d'aller nous-même voir ce qu'il se passe de l'autre côté, c'est alors une entrée royale qu'il nous aménage, un arc de triomphe pour célébrer en grande pompe l'acte du passage (Mary, 2017). Et, que trouvons nous derrière, représentés sur la structure ? Des yeux. Des yeux qui nous regardent et nous renvoient à notre propre interrogation.

 

Si les prises électriques dont se sert Laurent pour alimenter ses fontaines d'intérieures (Les Williams, 2016) sont si redoutables c'est qu'elles conduisent une énergie invisible qui nous arrive de deux petits trous. Cette paire de trous nous les retrouvons tout au long se son oeuvre. Un dans lequel le regard se perd et l'autre qui le ranime en lui envoyant une décharge.

Lorsque nous sommes en train de trouer, on ne fait plus attention à ce qu'on est en train de percer, on ne pense qu'au trou qui se fait : on ne pense à rien qu'à créer du vide. Ce que propose Laurent Petitot c'est de nous faire considérer les deux ensembles, le plein de la béance. Et ce qu'il faut bien sentir pour comprendre le travail c'est que le « plein de la béance » ne veut rien dire, et c'est justement parce qu'il ne veut rien dire qu'il est riche de sens.

Quand il s'agit de dire ce qu'on pense de son travail, c'est de celui-ci qu'on part pour parler, et ce dont on part c'est des trous, c'est-à-dire d'un lieu qu'on ignore parce qu'on y voit rien. On n'y voit rien mais le trou n'est pas tout à fait un vide, « ce n'est que le lieu d'une matière plus subtile » (Deleuze). Et c'est dans cette espace que nous laisse la matière subtile signée Laurent Petitot que nous avons ici choisi de nous loger. Et il n'y a plus qu'à regarder autour.