Ma pratique du dessin est joyeuse et mélancolique, romantique et burlesque, boulimique, active, sportive, élastique, salissante, et parfois, un peu cassegueule. De la surface de la feuille à l’espace d’exposition, je combine les échelles et les supports. Mes gestes sont des mises en tension, en équilibre, aux cours desquels j’amène les éléments qui composent mes dessins à se révéler mutuellement. La feuille de papier et l’espace d’exposition en sont partie prenante. Mon premier geste de dessin consiste toujours en une mise contact avec la surface, le support, l’espace du dessin. En deux dimensions, je déchire à la main mon papier. Je le frotte, l’estompe, l’abîme, le recouvre d’une matière noire poussiéreuse, puis retravaille minutieusement cette matière noire à la gomme, en soustraction. En trois dimensions, j’explore avec attention l’espace d’exposition que je serai momentanément amenée à occuper. Tout un tas d’éléments m’interpellent. Je m’intéresse à l’architecture, à la circulation, à la lumière, aux rapports du dedans au dehors, à l’environnement. Je m’intéresse aussi aux petits détails, souvent considérés comme insignifiants (traces d’usure, tuyauterie, tapisserie, choses un peu ingrates, un peu cachées). Je m’appuie ensuite sur ces caractéristiques pour les révéler, les prolonger, au travers de mon propre vocabulaire graphique. Mes sources d’inspiration, de même que mes matériaux, sont des trucs usés, abîmés, insignifiants. Ils sont des bouts de métaux, des fils de fer, des clous, des trombones, des bitumes, des grilles de chantier, des poulies, des câbles, des crochets, des élastiques pour cheveux, des barrettes à chignons, des boutons pression, des patins à roulettes, des gants et collants noirs, des feuilles mortes, des photographies de paysages urbains. Je récolte la plupart ces éléments au grès de mes escapades, dans des zones urbaines et péri-urbaines choisies (chantier, métro, route, parking, rue banale, façade quelconque). S’y ajoutent des images récurrentes (mains, pieds, cravates, signes expressifs) ou un peu désuètes (fleur, papillon, nuage) que je découpe dans les journaux ou dans de vielles bandes dessinées glanées, de petites aventures anodines, bêtes, quotidiennes, des glissades, des pirouettes de swings, mon sac à dos, mes chaussures, ma casquette, complètement bousillés par un usage intensif et quotidien. Ces matériaux, lieux, et expériences, sont futiles, solitaires, anonymes. Impropres à l’attention, à la contemplation, à la rêverie. Ils n’appartiennent pas à une histoire prédéfinie. On a comme l’impression de les connaitre, sans jamais parvenir à les identifier vraiment. Cette solitude les détournent, les personnifient, les rend plus aisément personnifiables, ré- appropriables. Ce qu’ils perdent en identité, ils le gagnent en fluidité. Par le dessin, j’en fait les sources d’inspiration et les matériaux de points de vue suspendus. Le temps d’une exposition, ces différentes formes graphiques forment un seul et même dessin, un seul et même équilibre. Un dessin qui momentanément prolonge, celui de l’architecture dans et avec lequel il se déploie. Une « hypothèse », une « possibilité » qui sous-entend le « parmi tant d’autres ».