Diplômée des beaux-arts ainsi que d’un master en arts-plastiques, parcours photographie et art contemporain, Emilie Bolou est une artiste dont la pratique explore les limites fragiles et franchissables de la chaussée glissant vers le bas-côté et le paysage.
Cet espace loin d’être réellement défini questionnent les liens étroits, qui se créent entre le marcheur (qui plus est devient autostoppeur) et l’automobiliste. Des questions et des contextes différents amènent alors à s’interroger sur l’objet que l’on nomme “automobile”. Notre relation particulière à cet objet, entre utilité et aliénation, convoque les notions de vitesse, de temps et d’espace. Que reste-t-il d’une collision ? Des images, des débris certes. Mais que deviennent ces fragments de carrosserie et de territoires, une fois ces éléments sortis de leurs contextes ? Comment le médium photographique arrive à réactualiser des événements passés et/ou imaginaires et quels peuvent être leurs pouvoirs de monstration auprès d’un spectateur ? Le travail artistique d’Emilie tente d’y apporter des réponses. Ma démarche part du besoin essentiel de la marche, activité qui mène à traverser le paysage, à me retrouver seule avec moi-même. L’étendue qui s’ouvre à moi est un cheminement de pensée. La lumière révèle l’aspérité de la route, cette dernière partant du premier plan pour s’enfuir vers le lointain. La route est un chemin me menant vers un ailleurs. C’est un lieu de passage et de rencontre où se tracent nos histoires.
Le marcheur, bien que se distinguant de l’automobiliste, sont souvent une seule et même personne changeant de visage au gré des situations. Par la mobilité qu’elle nous permet d’avoir, l’automobile nous facilite le quotidien. Si elle nous mène loin, en un temps record, elle reste néanmoins une source bien réelle de danger. La voiture, quand elle traverse le paysage, imprime toute l’agressivité de sa vitesse. Les routes sont en quelque sorte prolongement et division du paysage. A travers l’habitacle, la vue sans cesse renouvelée, fait du trajet en voiture, l’échec d’une poursuite incessante d’images. Quelque chose d’étrange se met en place, les images se superposent, ne cessent de nous échapper. A vitesse accélérée, nous n’avons plus le temps de nous demander ce qui pourrait nous attendre au bord du tournant.
Le bord de route est un zéro-mètre qui m’est propre. Mes images délimitent ma zone qui est à la fois, de sécurité, et en même temps, la plus excitante et la plus dangereuse. Au milieu de la chaussée, en tant qu’auto-stoppeuse, les voitures s’arrêtent ; dans le paysage, elles ne me voient pas et quand je suis au bord, elles me fauchent. De cette manière, je suis une ponctuation dans le paysage. En soi, les flèches signalétiques d’une route ne montrent rien. Dans ce cas présent, regarder indépendamment chacune de ces flèches, c’est se mettre hors du temps. Le point de vue au centre de la route et dans le sens de la marche installe comme un climat d’immobilité, on contemple ce que le bout de la flèche nous montre, le lointain, le tournant mais rien de bien signifiant. Photographiées de cette manière, ces marques de sécurité au sol, m’amènent à me positionner en tant que piéton sur la route et à interroger ma place en tant qu’individu dans la société.
La collision est représentative d’une manière moins brutale du procédé photographique. La photographie est une collision. La rencontre de la lumière qui nous est indispensable, avec un support photosensible. Par son rapport étroit à l’homme, la voiture est comme une extension de notre propre corps, un prolongement de soi, de notre chez soi, que l’on modifie pour qu’elle vienne coller à notre personnalité. Confronté à un accident de voiture, nous avons le réflexe de s’imaginer la scène. On tente en vain de reconstituer l’impensable en cherchant les moindres détails, permettant d’expliquer ce qui est arrivé en une fraction de seconde. Les lieux mortels photographiés avec une lumière douce les embellit, cachant ainsi la violence dont ils ont été l’objet, il y a un temps. En effectuant des prises de vues, on capte alors le vide du lieu pour exprimer le plein d’un instant donné. La mort devient paysage, un silence où subsiste seulement une pensée pour le disparu, se trouvant à la une d’un journal, l’instant d’un jour avant de retourner à l’anonymat le plus secret.
Emi, vue par Brad (Binôme - Brademi photographies)
La route, la route, la route, voilà le credo d’Emi ! C’est normal, elle y a vécu 5 ans. Étudiante à l’école supérieure d’art de Quimper, tous ses déplacements se faisaient en stop. Des milliers de kilomètres. Un choix, une décision qui lui ont ouvert les portes de la photographie. Argentique, numérique, tout format confondu avec une prédilection pour la chambre photographique 4×5, elle a sillonné la route par tous les temps. Puis, des idées ont fini par émerger, des séries par apparaître, des supports ont finalement été testés en atelier afin de présenter lors de son DNSEP art en 2018, son domaine de prédilection : la Route.
Perfectionniste, sa recherche appelle le regard, interroge, séduit, ne laisse pas indifférent. On peut s’étonner de ses « chocs » photographiques, de ses clichés aux décors chiffonnés, broyés, torturés, de ces organismes cabossés. Mais, s’arrêter sur ce que montre la réalité quotidienne ne permet pas de s’immerger dans cette entreprise difficile dans laquelle EMI s’est engagée. Il faut y revenir. En tout cas, ses routes, d’une approche plus accessible, sont autant d’incitations à venir explorer un quotidien que rien non plus n’incite à considérer, encore moins à magnifier. Et pourtant !
En perpétuelle réflexion sur le caractère atypique de sa démarche, Emi insiste sur le fait que l’inexploitable n’existe pas en photographie. L’habileté qu’elle manifeste en extrayant du quotidien, du banal, voire de l’inexistant à nos yeux ne serait-ce qu’une once de grâce confère sans aucun doute une grande force à ses photographies.
La présentation du travail d’Emi ne serait pas complète si je n’évoquais pas son attirance pour un certain cinéma des années 70 : le road-movie. Normal, après ces années passées sur la route. Son expérience autant que son ressenti de cette « aventure », lui font dire que la solitude de l’errance n’est jamais vide ou inutile, elle est productive. Les déplacements, apparemment intempestifs du road-movie, naissent souvent d’une opportunité, d’un besoin, d’une soif, d’une forte envie de l’expérience, de faire une pause dans sa vie personnelle pourquoi pas, de renouveler son regard. Le frisson d’un nulle part, le temps suspendu, l’émotion que produit un paysage vide n’a pas son pareil dans une vie trop organisée. Imaginez une route au bitume ravagé ou parfaitement lisse, les rencontres, les objets et déchets de tout ordre laissés par les véhicules, le bruit, le silence, les faisceaux la nuit, l’effort que demande la marche, le risque face à un certain danger, tout cet ensemble, cet amas incongru et repoussant au premier abord sont, justement, les raisons pour lesquelles le road-movie est un monde à part entière et étrangement attirant. Comment alors ne pourrait-il pas nourrir la propre création de l’artiste ?
« Je m’intéresse davantage aux nombreuses possibilités que l’automobile offre telle que la liberté d’aller à la rencontre, à la quête d’un paysage pour moi encore inconnu. C’est tout l’enjeu du road-movie, dont le fil conducteur est la route, l’errance et toutes ses péripéties. Il nous invite à la pratique de l’auto-stop, au voyage qui semble ne pas avoir de fin. C’est aussi une recherche temporelle et géographique… »