L’air de rien
J’aime penser que malgré toutes les réticences, malgré tous les arguments qu’ils voudront bien étaler pour ne plus jamais travailler ensemble, le léger ressac qui existe au moment de l’étal les ramènerait irréversiblement l’un à l’autre. Car Corentin Canesson et Damien Le Dévédec sont des artistes en tous points différents, en tous points uniques.
Le premier travail collectif qui les concerne a lieu en 2007 à l’Ecole des Beaux-arts de Rennes : avec Julien Monnerie, ils réalisent des dizaines de dessins pornographiques à six mains, sur de grandes feuilles blanches. Déjà on sentait là comme un défi de confronter plusieurs plumes, plusieurs qualités de traits, plusieurs idées. La surprise fut qu’en plus d’être un travail heureux et léger, il eut aussi du sens et une qualité plastique que l’on retrouve dans les collages. La satisfaction de voir rassemblés ces trois factures, au lieu de détériorer le projet, conforta sans doute inconsciemment chez eux l’idée que l’union fait la force.
Les deux jeunes artistes ont ensuite poursuivi au sein de leur formation des œuvres relativement similaires à certaines occasions : rapprochons ainsi Zone et Wrong Cube de Damien Le Dévédec à la peinture sur cimaise de Corentin Canesson Sans Titre (2009), toutes trois réalisées in situ à l’occasion de l’exposition Décohérence (Rennes et Leipzig, 2009).
Il a aussi été question pour eux de créer des contextes de production hors du champ de l’école d’art, ceux-ci se manifestant principalement à travers l’organisation d’expositions collectives, (Et si c’était vrai (2008), Une Triple (2011), avec Carl Phelipot, La Totalité du vent (2011)). Peut-être est-ce dû au parasitage de la formation, mais déjà on sent poindre les prémisses de réflexions formelles et conceptuelles analogues.
Ce travailler-ensemble s’est poursuivi à travers différents projets jusqu’à aujourd’hui, principalement au sein de l’espace d’exposition STANDARDS créé à Rennes en 2008. Chaque projet était initié par une personne du groupe (au nombre de 4, 5 ou 7 selon les périodes), puis validé par les autres. Avec le recul, on s’aperçoit que lorsque l’un proposait un projet, il semblait avoir comme second objectif, après celui de la proposition de l’idée au reste des membres, d’éveiller la curiosité ou l’envie de l’autre. Je pense ici plus particulièrement à trois expositions : Tu ne peux pas revenir. STANDARDS. Revenir (2012), De l’Espace, le singe iranien regarde l’Espagne et Les Spiritueuses, (2013).
Les titres de ces expositions sont assez symptomatiques de la pratique commune de Corentin Canesson et Damien Le Dévedec. L’audace et l’humour qui les caractérisent donnent déjà une clé de lecture notamment pour Damien Le Dévédec, qui malgré une certaine apparence désinvolte, développe en réalité une réflexion acérée sur l’anti-matérialité, créant un brouillard, un flou autour de son propre travail, mais surtout de son statut. La question des titres s’étend encore sur leur page Internet BASE, où chaque œuvre semble avoir été titrée en fonction de l’ensemble, pour jouer à la fois sur la narration de la série autant que sur l’individualité de chaque proposition.
Ensuite, ces trois expositions présentaient des protocoles qui glissaient à toute vitesse vers le domaine de la performance (si tant est que nous devions faire cette horrible distinction entre organiser une expo, en faire partie, la faire, en être le directeur artistique, ou la « curater »). Les processus d’expositions mis en place consistaient à monter l’exposition en une journée à partir de tous les objets qui avaient pu être retrouvés dans la réserve de l’espace d’exposition (Tu ne peux pas revenir. STANDARDS. Revenir) jouer des artistes fictifs, accrocher dans une vitrine des objets devenant ainsi des œuvres, les numéroter et reporter ces numéros sur le verre dans un principe d’anamorphose (De l’Espace, le singe iranien regarde l’Espagne), ou encore récolter des vidéos (professionnelles, amateures, artistiques ou clips de musique), enfermer le spectateur dans une pièce, lui faire visionner la vidéo choisie par le « médiateur » présent, avant de le raccompagner vers la sortie (Les Spiritueuses). On peut ici remarquer la dimension approximative assumée, à l’opposé d’une approche scientifique. On a vraiment affaire à des expositions d’artistes, des objets-expositions dans leur dimension la plus vivante et la plus contextuelle possible.
On retrouve cette dimension performative dans le travail de Corentin Canesson qui réagit à un environnement, un événement ou un prétexte pour créer des peintures. Cela passe notamment par des appropriations d’images d’amis, de cartons d’invitation ou d’images trouvées, qu’il utilise comme support de la peinture ou matériau de collage. Ainsi, Sache qu’il faut aimer sans faire la grimace, (2011) est en fait une vue d’accrochage d’une œuvre de Damien Le Dévédec, Rien n’égale en longueur les boiteuses journées, (2013) est une reprise d’un portrait de Damien Le Dévédec pour l’exposition Seul et Grégaire (2011), agrémentée du pain-surprise que ce dernier avait porté sur la tête lors de l’ouverture de son atelier rennais en 2013. Il joue sur du velours (2014), enfin, reprend une image de cette même journée « portes ouvertes ». Ainsi, les allers retours poreux entre pratique commune, pratique indépendante et pratique individuelle reliée l’une à l’autre jouent sans cesse. C’est pourquoi ils décident aussi de se nommer non comme un collectif mais par leurs deux noms propres, affirmant ainsi l’autonomie de leurs pratiques respectives ainsi que leur émancipation possible, et ce à n’importe quel moment. Cela leur confère une liberté générée par le fait qu’ils ne veulent ni nommer la collaboration, ni fixer de règle la concernant.
Je crois qu’au fil des années l’entente mutuelle et les diverses expériences vécues ensemble ont provoqué la nécessité d’assumer et de penser cette collaboration. La récente résidence à Erquy conforte cette idée, à travers la création à la fois de leur série de peintures la plus importante, et dans le même temps de la création de leur page « BASE » qui rassemble leurs noms en un seul et même portfolio.
À travers le motif d’oiseau, décliné jusqu’à l’anthropomorphisme, (on retrouve d’ailleurs plusieurs scènes d’amour collectif qui ne sont pas sans rappeler les dessins des débuts), la collaboration s’illustre dans son sens le plus littéral : le pinceau de Corentin Canesson vient suivre puis recouvrir le dessin de Damien Le Dévédec. Mais vice-versa. On ne peut bientôt plus distinguer une identité sous tel ou tel titre.
Cette espèce de bestiaire contemporain donnera sans doute lieu à d’autres séries dont les qualités plastiques seront tout aussi explosives. Ils se défont aujourd’hui de leur pelage d’animal raisonné au profit de la création d’une mythologie collective, ils muent en un seul et même personnage hybride, tantôt un bec, des plumes, tantôt des éléments de langage, et des yeux pour pleurer.
Maëla Bescond / Avril 2014