Texte écrit par Horya Makhlouf à l’invitation de Documents d’Artistes Bretagne pour BASE, janvier 2022
Au crayon et à la gomme, avec bienveillance et minutie, Charline Rolland recompose les traits chéris des visages et des corps qui l’entourent. Prenant pour modèles des photographies de ses proches et pour cadre le lotissement HLM dans lequel elle et eux ont grandi, l’artiste s’évertue à reconstruire les personnages et les détails qui peuplent un quotidien apparemment banal, bientôt transfiguré par sa mise en portrait.
Joueurs d’échec dans un intérieur tamisé, petite fille au cornet de glace, ou glissant sur un toboggan, sourires et grimaces, maquillage de clown et déguisement Spider-Man dans un univers ailleurs marqué par « Lays », « Heineken » ou « Mickey Mouse ». Les situations choisies sont emblématiques et anodines, issues d’une vie de tous les jours dont on s’amuse à capturer les instants en photo, pour les partager sur les réseaux ou dans un groupe WhatsApp. Une solution plus confidentielle existe pour les proches de l’artiste, qui consiste, à les lui envoyer en privé, sûrs d’y trouver une audience plus attentive.
Avec ses crayons, Charline Rolland entend prolonger le temps. Car si les doigts peuvent scroller, jusqu’à faire passer entre eux des images que les yeux n’ont pas même le temps de digérer, ceux de l’artiste aspirent à les rattraper avant qu’ils ne se perdent dans quelque flux que ce soit. Les pages des carnets qu’elle remplit de manière compulsive se substituent alors aux écrans des smartphones. Elles s’agrandissent ou se détachent, pour faire apparaître IRL les personnages de la série de sa vie. Au fur et à mesure des années, ils reviennent, plus grands ou avec moins de dents, protagonistes d’un show sur papier dont les saisons s’égrènent au fur et à mesure des séries de dessins. Ici Kévin, frère de l’artiste, aura pour mission de déjouer la malédiction de son prénom ; ailleurs les femmes de son entourage seront érigées en héroïnes de l’ordinaire dans les actions insignifiantes mais essentielles qui le font avancer.
Le portrait est un genre complexe. Autrefois exclusivement dédié à qui pouvait s’en offrir la commande auprès d’un artiste, pour exposer aux yeux du monde son lignage ou son rang par des signes encodés et disséminés dans la composition ; il prolifère depuis, dans sa version selfie ou de groupe, plutôt numérique que physique ; à quoi sert alors l’artiste ? Charline Rolland mise sur son regard, et sur son addiction au dessin, pour lutter contre les méandres d’Internet et proposer sa propre représentation. Au fur et à mesure des couches qu’elle travaille comme de la peinture, elle nous arrête et nous suspend. Dessiner, c’est prendre le temps, de regarder et de construire, d’honorer ceux qu’on aime en passant du temps avec leur image mais aussi de les rendre visible quand ils sont ailleurs marginalisés – la faute aux réseaux autant qu’aux politiques. Mais là n’est bientôt même plus la question, qui s’efface derrière la tendresse dont transpirent les traits de Charline Rolland.
« Nous avons l’art pour ne point mourir de la réalité. » F. Nietzsche
Philippe Hardy 07/11/2020
Dans son catalogue de fin d’études aux Beaux Arts de Lorient, Charline Rolland présentait une photographie d’un énorme tas de crayons usés jusqu’au bout du bout. Crayons à mine gras avec lesquels cette artiste sait nous faire ressentir les lumières, les contrastes du soleil, des intérieurs obscurs, en un mot toutes les couleurs imaginables de la vie mais couleurs qui pour Charline ne sont pas ici nécessaires puisque ce n’est pas là son propos. Charline Rolland dessine depuis sa plus lointaine enfance, dessiner c’est alors pour elle se protéger dans son monde intérieur tout en regardant ce monde extérieur dans lequel elle ne sait se mouvoir. Les dessins de cette époque de ses études aux Beaux-Arts, sont déjà des portraits, portraits parcellaires, découpés selon des formes « artistiques ». Peu à peu ces attitudes s’estompent mais déjà l’évidente qualité de ses dessins interpelle. Charline se tourne alors volontairement et avec la lucidité qui la caractérise, vers les portraits des gens qu’elle fréquente le plus, ce sont les siens, sa famille, ses voisins, les habitants de ce quartier populaire dans lequel elle a grandi et parmi lesquels elle se sent bien.
La force de ses dessins vient de la banalité de ses sujets, le réalisme du quotidien, les repas pris à table en compagnie des enfants, les petits déjeuners du dimanche matin avec ces croissants achetés la veille au supermarché du coin. De temps en temps quelques scènes se passent à l’extérieur, causeries sur un banc avec une voisine en fumant une cigarette mais toujours, en toile de fond, l’on distingue ce bâti reconnaissable des HLM. Les grandes sorties, c’est le Mac Donald avec des enfants autour de la table et dans la poussette. Le sens japonais du mot « vulgaire » assimile au vulgaire l’expression même très raffinée d’un quotidien non sublimé.
Le travail en noir et blanc du crayon participe volontairement à cette banalité des moyens utilisés; Pour Charline Rolland le propos est ailleurs, le propos est de retranscrire un bonheur naturel de vivre dans ce milieu populaire qui connaît et reconnaît le plaisir d’être ensemble, de se retrouver, de jouer aux jeux de société ou même de regarder la télévision. Le monde de l’art en général reste fort loin de ce regard posé sur la classe populaire et la vie heureuse et simple de celle-ci. C’est dans cet espace que les dessins de Charline Rolland font image d’exception. Peu attractif pour le collectionneur fier de montrer son bon goût, peu commercial pour le galeriste en quête de ventes, ces dessins prennent cependant une place véritablement particulière de par leur grande qualité plastique et de par le monde complexe, sociologiquement réel qu’ils proposent et valorisent. Pour Charline Rolland ce travail est un besoin vital, une conviction très forte, une revendication affirmée et confirmée dans les détails même de sa vie personnelle. Si la photographie est une aide première pour fixer une image à l’origine de ses dessins, le propos de cette artiste est très éloigné de la photographie. Charline cherche à exprimer par les forts contrastes entre le noir et le blanc du crayon, les tensions internes, les ambiances et affirmations revendiquées de ce mode de vie éloigné de beaucoup d’entre nous. Cette transcription du quotidien de « ces gens simples » n’a absolument rien de triste, de pathétique, de proche d’un Zola ou d’un Balzac revu et corrigé à l’ordre du jour. Non! ce quotidien témoigne justement de la chaleur humaine originelle, le plaisir du voisinage, le plaisir des frères et sœurs à vivre ensemble et tout ceci loin du monde des attitudes compassées devant une beauté toute formelle et conventionnelle. Les dessins de Charline transcrivent la réalité visuelle, sonore, odoriférante de chaque présence là où se trouve le monde étroit, dense et si éparpillé des hommes. Charline inscrit de force dans les deux dimensions de la feuille de papier, ce monde là.
Les visages de ces gens là ne sont guère flatteurs ; Ombrageux, hargneux parfois, les enfants même ont déjà des têtes de personnes âgées, ces mains sont des mains qui travaillent, ces visages retranscrivent la brusquerie d’une vie et d’un combat quotidien pour évoluer dans un monde qui ne les reconnaît pas. Aucun message politique n’est cependant affirmé, la force de cette artiste est justement de nous éveiller à ces réflexions mais sans nous les imposer; La césure forte qui existe dans notre pays privilégié s’exprime souvent avec une violence revendicative. Charline Rolland pour sa part pointe du doigt avec délicatesse un monde peu mis en valeur, peu montré, étirant le sensible dans d’autres directions et c’est bien là la remarquable particularité de ce travail et de ce monde dans lequel nous vivons mais bien souvent sans le voir ou le connaître.