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Documentation d'artistes diplômés de l'EESAB, 2015 - 2021

Caroline Thiery

MÀJ 26-02-2024

Whatever remains from the ghosts, 2022

Exposition personnelle proposée au Centre d'art contemporain Passerelle, Brest
réalisée à l'issue du programme de résidence Les Chantiers Résidence, soutenu par DDAB et Passerelle.
c. photo Aurélien Mole

Do you want to see the swan?, 2022

Sculptures accompagnant l'édition "Do you want to see the swan?" liée à l'exposition

  • vue d'exposition. c.photo Aurélien Mole

  • vue d'exposition. c.photo Aurélien Mole

  • vue d'exposition. c.photo Aurélien Mole

  • vue d'exposition. c.photo Aurélien Mole

  • vue d'exposition. c.photo Aurélien Mole

  • détail de l'exposition. c.photo Aurélien Mole

  • détail de l'exposition c.photo Aurélien Mole

«Pour que tu mème encore»
texte d'Horya Makhlouf écrit à l'occasion de l'exposition

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«Des saluts, des bonjours / Sourires de velours / Mais toujours pas d’amour», clame la voix de la chanteuse Priscilla en fond sonore de l’exposition de Caroline Thiery au CAC Passerelle. La malheureuse est à deux doigts de se faire «ghoster» – entendre: tacitement éconduire par absence 1. de réciprocité de sentiments, 2. de réponse aux «cris, [et] tambours / à vous rendre sourd» qu’elle a pourtant l’air d’avoir déchaînés dans sa quête d’une idylle passionnée. La voix de la star des années 2000, qui sort d’un lecteur CD couvert de strass et de paillettes, est pourtant énergique et joyeuse. C’est bon signe: elle se remettra de sa peine, et ses fans avec. Que restera-t-il alors des fantômes une fois qu’ils auront été oubliés?
Aussi rieuse que Priscilla, Caroline Thiery a choisi de se concentrer sur les sourires qu’ils auront laissés de leur passage. Ceux qu’ils auront envoyés, à l’envers – cette petite tête numérique, jaune et retournée, qui veut tout et rien dire en même temps (:– alors qu’ils étaient encore en mode conquête; ceux qu’ils déclencheront une fois le chagrin passé et tourné en dérision– alors transformé en mème, une image accompagnée de commentaires ou citations sarcastiques, que l’on s’envoie comme un grigri pour aller de l’avant –; ceux enfin nés de l’expérience, de la distance permise par les années ou les répétitions: si on ne peut pas changer les fantômes-fuckboys, au moins peut-on en rire.
Sur les murs du centre d’art, l’artiste a disséminé les outils d’une thérapie collective reposant sur l’humour, pour se libérer 1. des chagrins d’amour, 2. des injonctions sociales et affectives produites pêle-mêle par l’adolescence, Internet, l’industrie de la musique ou la société patriarco-capitaliste.
Façon Ghostbuster, Caroline Thiery est partie à la poursuite des fantômes de tous bords et en a aspiré les traces, les apparitions énigmatiques et les déguisements. Dans le Metaverse et dans ses souvenirs, elle a tenté de débusquer les formes qu’ils pouvaient prendre, hier et aujourd’hui, avant de les couler dans des installations, carnets, dessins et autres sculptures devenus trophées de chasse des spectres attrapés. Sur de grands plaids suspendus au plafond et quantité de feuilles de brouillon griffonnées comme dans l’urgence, elle reproduit des échanges sms, des images de stock archétypales, des déclarations foireuses et des citations motivantes: «ta bave n’atteint pas la colombe», «this could be us but you playin», «I <3 U, ça veut dire «je t’aime» en anglais». Autant de fragments de discours amoureux frénétiquement compilés et recomposés, qui remplissent l’espace de kitsch niaiseries et de «mots balourds» –c’est toujours Priscilla qui le dit– hautement polysémiques.
Ici et là des figures et des objets ravivent la mémoire de qui a grandi à l’orée des années 2000 et lui rappellent les colliers de l’amitié que l’on s’échangeait pour s’assurer un lien éternel, les journaux intimes auxquels on confiait ses secrets les plus confidentiels, les posters saturés cueillis au cœur des magazines pour adolescentes, figurant des couchers de soleil idylliques, des chevaux crinières au vent ou des petits animaux auxquels on prête toutes sortes d’émotions humaines – les mêmes que l’on retrouve aujourd’hui en mème sur les réseaux: rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.
Caroline Thiery pose sur ces symboles apparemment datés un regard aussi plein d’humour que de tendresse. L’apparente légèreté de ses images et de ses associations titille les zygomatiques. Le décalage systématique mis en scène dans ses combinaisons déclenche les sourires. Ici les colliers de l’amitié ont été échangés entre une bouteille d’huile d’olive, une de vinaigre balsamique et un pot de moutarde, actant l’attachement pour toujours des trois ingrédients d’une vinaigrette; là les captures d’écran d’un documentaire animalier sur les cygnes décortiquent les stratagèmes amoureux de l’animal qu’on dit le plus fidèle au monde, en face d’un message clairement ambigu envoyé à 1h du matin à un destinataire auquel on demande si elle est réveillée–la parade nuptiale de l’oiseau n’a rien à envier à celle du fuckboy. Caroline Thiery malaxe les sous-textes, compile les mythes populaires et multiplie les sous-entendus pour exposer publiquement l’absurde. «Rien ne désarme comme le rire», nous dit Bergson. En provoquant «l’anesthésie momentanée du cœur» décrite encore par l’auteur du Rire, celui-ci «s’adresse à l’intelligence pure». Il permet de tenir les émotions à distance et de prendre enfin la hauteur suffisante qui permettra de dévoiler progressivement les mécanismes invisibles par lesquels les images – et les fantômes– s’imposent à nous.
Deux trous pour les yeux dans une large couverture et le tour est joué: il est facile d’imiter les fantômes; moins de les ferrer. D’autant plus quand ceux-ci se cachent dans les méandres de la mémoire, dans les pages d’un journal intime, dans les items culturels produits et diffusés à la chaîne par d’habiles producteurs qui en arrivent à disséminer le doute: est-ce moi qui ai créé le fantôme ou me l’a-t-on imposé? Le chagrin de Priscilla est-il celui d’une adolescente qui partage candidement sa peine ou un étudié par des paroliers adultes – et masculins – qui l’ont rendu assez universel pour que toutes les petites filles puissent s’y projeter?
Derrière les mots et les images, les symboles et les chorégraphies finement rythmées, il y a des stratégies employées par les fantômes pour s’installer tranquillement dans nos consciences et dans nos vies. Ce sont elles que Caroline Thiery met au jour dans ses objets a priori faciles, aussi efficaces que les mèmes que l’on trouve par milliards sur Internet. L’élément de langage nouveau que ceux-ci constituent est pernicieux. Dans la simple association d’une image et d’un texte sont transmis en même temps un message, une représentation et une émotion. Immédiat, instantané, le mème est une combinaison d’autant plus efficace qu’il n’est jamais seul ni figé. Immédiatement absorbé par des flux communicationnels en défilement continu, il est librement réappropriable, constamment en mouvement, et s’imprime ainsi dans la conscience avant même qu’un coup de pouce ne l’ait fait disparaître du feed. Le mème est le fantôme ultime, impossible à oublier.
Quel est le point commun entre une Vierge à l’enfant byzantine, Priscilla et un smiley à l’envers? Carambar, le Petit Robert et Caroline Thiery s’accordent sur la réponse : tous les trois sont des icônes. La polysémie du mot est cocasse; elle en dit long sur notre régime contemporain des images et sur l’attention collective que nous leur portons. Il y a plus de liens qu’on pourrait a priori l’imaginer entre une peinture religieuse, une star adolescente et un symbole de communication numérique.
À la viralité des mèmes, à leur circulation sans discontinuer sur Internet, Caroline Thiery oppose la pause, l’arrêt sur image, que permet le dispositif de l’exposition. Ce faisant, elle rattrape le temps, archive l’historique de navigation en temps réel et offre à ses fantômes le temps de devenir les icônes qu’il nous faudra déconstruire.


I <3 U (ça veut dire je t'aime en anglais), 2022

boucle vidéo de 8 secondes

Une fille comme moi, 2022

fan-art basé sur l'album Une Fille comme Moi, Priscilla, 2004.
Céramique

AFTER EIGHT


on est en 2019 mais ça pourrait être 2021 on s'en fout un peu
ça fait une semaine que je prends mon téléphone toutes les trois heures pour faire le même geste

prendre mon téléphone

le déverrouiller

ouvrir l'application Instagram

aller dans la partie messagerie

descendre le long de tous les messages pour trouver celui que j'ai envoyé il y a dix jours
qui disait quelques chose du style hey do you feel like hanging out later this week?

Et voir que le message est pas ouvert

il y a pas de réponse et encore moins le petit vu


les premières 24h tu te dis bah ouais il est occupé
les autres 24h qui suivent tu te dis ouais ouais il est occupé
les autres d'après tu te dis c'est pas quelqu'un qui est trop sur son téléphone et tu commences à sentir le coup foireux mais tu te dis c'est bon calme-toi un peu
les deux jours qui suivent, c'est à dire J+4 et J+5 tu te dis bon il était peut-être occupé cette semaine il a dit qu'il voulait me revoir de toute manière y a pas de soucis à se faire il m'écrira la semaine prochaine tout va bien
cette excuse tient pendant quelques temps et là on est à J+10 et il y a plus de doutes tu viens de te faire ghoster et ça fait bien mal au cul
déjà c'est super vexant parce que merde je suis Taureau j'aime avoir le dernier mot quand même
mais dans le fond c'est pas juste l’ego c'est le reste
c'est le truc qui te fait te dire mais qu'est-ce que j'ai fait de mal
on s'entendait bien pourtant je comprends pas

le lien est rompu et c'était une décision 300% à sens unique
et cette micro-rupture
d'un truc de rien du tout ouvre
la giga boite de pandore
tout le reste revient en mémoire en version supra-augmentée
et je commence à crever de froid dans mon coin
alors que tout le monde à super chaud autour de moi
je porte en moi ce sentiment de grosse gerbe sans rien qui arrive pour me soulager
mes dents sont entrain de commencer à se claquer l'une contre l'autre
et elles font leur max elles sont surpuissantes
on me donnerait un morceau de métal à mâchouiller que j'arriverai à faire des marques dessus

et comme c'est supra brutal ma composition physique de base s'est un peu inversée
normalement je suis sensée être dure comme la pierre de l’extérieur avec un peu de tendresse à l’intérieur
un peu comme un praliné ou plutôt un chocolat avec le milieu fondant, comme la sorte de pâte moelleuse au goût de menthe des After Eight et je vous l'accorde c'est dégueulasse
mais là c'est le contraire toute la partie de ma surface extérieure est coulante comme la pâte à la menthe écœurante du cœur du chocolat After Eight et ça dégouline de partout c'est embarrassant pendant qu'au milieu de mon corps se trouve un morceau de chocolat abandonné,
qu'on pourrait décrire comme une demi plaquette de chocolat pâtissier ouverte il y a six mois qui devient toute dure et toute pâle et qu'on se casse tellement les dents dessus qu'on préfère mâcher notre bout de métal
en le mâchant tu sens le goût du métal qui s'active avec l'acidité de ta salive mais c'est pas nourrissant tu avales juste de l'amertume et la sensation de te dire mais j'ai pas mérité ça en fait

du coup tu cherches à manger partout ailleurs
ce qui pourrait faire passer le goût du métal
il y a les petites douceurs sympas une sortie entre amis l'achat d'un camembert qu'on fait ensuite cuire au four ce qui est toujours sympa en tant qu'expatriée
ça réchauffe un peu
mais le froid glacial reste là au fond
comme un hangar mal isolé qu'on essaierai de chauffer avec un mini radiateur électrique
ça va quand on se pose devant le radiateur mais dès qu'on s'en éloigne le froid revient d'autant plus vite
donc il faut essayer de trouver des formes plus efficaces pour se réchauffer
pas forcément installer un chauffage au sol ça semble trop d'engagement
au moins une bonne doudoune amenée par une brève intimité ça fera l'affaire
mais tu demandes autour de toi personne veut te filer une doudoune
et le froid reste et le goût du métal qui va avec
et tu cherches à te nourrir
et on te sert pas d'assiette en fait on te jette la bouffe à la figure
et personne comprends pourquoi t'es en colère
parce que tout le monde te dis bah si tu veux bien manger t'as qu'à trouver des bons produits
mais c'est pas ma faute si les seuls étages auxquels j'ai eu accès c'était les trucs les plus glauques
ceux dont le packaging est super minimal et qu'il y a 20lignes au dos pour lister les ingrédients
mais que moi j'avais la flemme de lire donc j'ai enregistré que le titre de l'article et j'ai omis le reste
et les autres comprennent pas que tu le vois pas toujours venir
que ce paquet de petits pois surgelés en format familial se trouve aussi être celui qui t'offre des fleurs en rentrant puis une heure plus tard te traite de pute au moment ou tu fais trop cuire les pâtes
et que ce qui est proposé en lot de consolation c'est pas mieux
les haricots verts viennent de te ghoster
les nouilles chinoises veulent seulement te voir chez toi à 1 heure du mat
et les pois-chiches en conserves que tu ne connais ni d'Eve ni d'Adam viennent de t'envoyer leur premier message pour t'expliquer à quel point ils aimeraient être dans ta bouche

donc toi tu reste là sans doudoune sans chauffage au sol et sans rien à mâcher
tu te sens sombre et tiraillée comme Rihanna en 2009 après sa relation violente avec Chris Brown
et du coup tu écoute Rihanna et tu te dis wow elle est comme moi
ensuite t'écoute l'album Loud sorti en 2010, elle avait repris du poil de la bête et elle chantait «Life's too short to be sittin' around miserable» et c'est un peu plus solaire
et tu te dis que toi aussi t'as réussi à sortir de ta grève de la faim
donc tu tire sur la manche des autres pour leur demander si il savent c'est quoi une tomate avec une cape bah c'est super-tomate et leur demander c'est quoi un concombre avec une cape bah c'est un concombre qui se prend pour super tomate
parce qu'au final le truc le plus juste à faire c'est toujours une petite blague.

 - ce texte a accompagné l'exposition lors d'une soirée de lectures 

Les Chantiers Résidence, Caroline Thiery, 2022

portrait filmé réalisé dans le cadre de la Résidence Les Chantiers, soutenue par DDAB.
Vidéo réalisée par Margaux Germain