Transitoire : point d'équilibre est le second opus d'un projet curatorial initié par Fanny Gicquel et Anouk Chardot autour d'un concept, celui du transitoire.
Pour cette exposition, dix artistes présentent des oeuvres qui interrogent les notions de fragilité et d'instabilité. Iels s'aventurent dans les multiples niveaux qui s'offrent à elleux. Tantôt explorateur/trice.s de la matière, tantôt révélateur/trice.s de leur environnement.
La notion d'équilibre, objet de recherche actuel, donne son nom à ce deuxième volet. Comment le trouve-t-on ? Est-ce par chance ou par entraînement ? Comment ne pas le perdre ? Qu'est ce que l'équilibre pour une oeuvre ? Pour un.e artiste ? Comment peut-il se matérialiser ?
Les matériaux travaillés par les artistes jouent avec ces interrogations et les limites qu'elles sous-tendent, les formes proposées en révèlent les tensions. Les oeuvres sont souvent fragiles, posées, assemblées mais rarement fixées. Elles restent stables mais n'imposent jamais leur lourdeur autoritaire. Au contraire, elles restent disponibles, présentes dans leur légèreté. Elles sont à la fois la rencontre et le souvenir.
Cette proposition peut faire écho aux instabilités et bouleversements qui traversent nos sociétés contemporaines. De la même manière que ces oeuvres évoluent, s'altèrent et se réparent, la période que nous traversons actuellement et celles qui s'annoncent nous demande, à nous aussi, de nous adapter et de trouver un point d'équilibre.
avec Mathis Berchery, Clélia Berthier, Anouk Chardot, Maxence Chevreau, Victoria David, Jot Fau, Maxime Fragnon, Margaux Janisset, Vincent-Michael Vallet, Xarli Zurell
Textes : Alexandra Goullier Lhomme et Pierre Ruault
Conception graphique : Zoé Lecossois et Marion L'Helguen
(Dés)équilibres
Tenez-vous droit, les pieds légèrement écartés. Ceci est votre position de départ. Vos pieds, vos genoux et votre torse doivent être alignés et complètement verticaux. Gardez les bras le long du corps. Ne bougez plus. Tenez.
Sentez votre plante de pied prendre appuie dans sol. Chacun de vos orteils, côte à côte - un, deux, trois, quatre, cinq - s'agrippe sur le sol et maintient l'équilibre. Ne bougez pas. Tenez.
Imaginez un fils vertical invisible qui parcourt votre échine et qui relie vos pieds, le dessus de votre crâne au ciel. Ne bougez toujours pas. Tenez encore. Forcez l'immobilité.
La tension monte.
Plus vous résisterez, plus vous sentirez la tension dans chacun de vos muscles : cette lutte invisible contre la pesanteur.
Si vous tenez suffisamment longtemps, vous sentirez bientôt des fourmillements progresser petit à petit dans les différentes parties de votre corps. Le bouillonnement, la démangeaison, l'excitation, la Small Danse1 se feront de plus en plus vives dans cette irrésistible envie de bouger, de se remettre en mouvement, d'être.
Si vous tenez encore dans cette lutte contre la mobilité, l'engourdissement gagnera du terrain jusqu'à atteindre l'anesthésie et certainement la chute.
L'équilibre est l'apparente stabilité qui résulte de forces contraires qui se compensent. C'est une lutte constante entre deux entités qui doivent à chaque instant s'assurer d'être strictement égales - une vibration.
Transitoire : point d'équilibre est une exposition d'apparence immobile, mais définitivement vibrante. Hétérogène dans sa forme, elle s'adresse avant tout à nos corps. Elle nous demande d'être mobile à différentes échelles : elle propose à la fois une déambulation dans l'espace qui fait échos au processus d'errance comme outils de création commune à presque tous les artistes de l'exposition, mais elle demande surtout d'être mobile intérieurement, de vibrer en échos avec les oeuvres, et d'être à l'écoute de ses sensations même les plus intimes et infimes. Transitoire : point d'équilibre est une exposition émotionnelle qui nécessite une attention accrue et s'éprouve dans l'instant à l'image d'une contemplation hypnotique d'un paysage de mer, d'une brise de vent sur le visage, de la sensation d'un soleil qui picote sur la peau ou d'une méditation.
Des papiers pliés qui luttent contre la pesanteur en mimant la monumentalité ; des sculptures en paraffine qui prennent une nouvelle fois le risque de ployer sous leur propre poids ; des petits objets perdus ou cassées recouverts d'une peau de cuir cicatricielle ; de la poudre de pigments imperceptible qui souligne les imperfections de l'espace et s'accrochent suivant les fluctuations des ombres et de la lumière ; des mots sensationnels suspendus en latence ; une peau de riz déployée sur une immense carcasse qui se refuse et qui s'effrite inlassablement ; des ensembles de coquilles de couteaux, d'huîtres et de patelles qui s'agglomèrent pour construire des abris suspendus, fragiles et coupants ; des jeux d'équilibres, de rencontres et de hasards ; des errances même numériques qui contrebalancent nos perspectives. Des lignes qui sont tout sauf simplement droites.
« (...) si l'on admet que les équilibres apparents cachent des déséquilibres latents, ils peuvent à tout moment pencher dans un sens ou dans l'autre »2, nous dit Jérôme Baschet à propos de la notion de basculement qu'il oppose à la notion d'effondrement collapsologique qui suppose un récit unique. La fragilité de nos sociétés nous permet donc paradoxalement d'imaginer d'autres possibles. L'impermanence : un réservoir à scenarii.
Dans cette période d'instabilité, où tout est faussement immobile, où les déséquilibres s'agrandissent, où les certitudes vacillent et les corps bouillonnent, Transitoire : point d'équilibre est une prise de risque délibérée. Un Laboratoire où l'échec, le raté, l'incomplet, l'invisible, le fragile, l'usé, le cassé, le rapiécé, l'effrité, l'écrasé, voir même le détruit sont toutes des tentatives irrévérencieuses contre le refuge violent de la stabilité rassurante, de la préservation stagnante et de l'immobilisme mortifère. Transitoire : point d'équilibre marque notre besoin vital de renverser les paradigmes et de s'élancer dans le vide - sans aucun filet - pour tenter de griffonner de nouveaux scenarii possibles dans le domaine de l'art et en dehors. Une exposition qui tente de se réapproprier la chute : quitte à tomber, se mouvoir.
Tenez-vous droit, les pieds légèrement écartés. Ceci est votre position de départ. Vos pieds, vos genoux et votre torse doivent être alignés et complètement verticaux. Gardez les bras le long du corps. Ne bougez pas.
Puis, faites un pas vers l'avant avec votre jambe dominante. Lever doucement les bras vers le ciel. Grandissez-vous. Élancez-vous.
Et, lancez-vous : inclinez votre corps vers l'avant. Gardez vos bras tendus tandis que vos mains approchent du sol. Plantez vos mains dans le sol et lancez vos jambes et votre torse vers le ciel.
- Vous êtes en équilibre -
La clef résulte dans le fait de ne pas avoir peur de tomber. Dans le mouvement imperceptible mais permanent.
« (...) tout peut basculer, mais rien n'est assuré. »3
1 Small Dance est un exercice chorégraphique développée par Steve Paxton dans les années 70. Elle consiste à porter son attention sur les ajustements posturaux et les micro-transferts de poids naturels et nécessaires à la station debout.
2 Jérôme Baschet, Basculements : Mondes émergents, possibles désirables, La Découverte, Paris, 2021, p.18
3 Ibid., p.20
Texte de Alexandra Goullier Lhomme, 2021
Une esthétique de la perte : instabilité de la forme dans la pensée de Pasolini
Au regard de Théorème, l'œuvre polymorphe de Pier Paolo Pasolini, nous aimerons revenir sur les points de tensions existant entre l'altérabilité de la matière palpable et la fragilité du geste de l'artiste dans le processus de création. Conçu à l'origine comme une tragédie en vers, puis comme un film et un roman parus parallèlement en 1968, Théorème est une parabole littéraire et cinématographique singulière et inclassable. Ce récit narre la visitation, au sens biblique, d'un mystérieux et beau visiteur dans une famille conservatrice de la bourgeoisie italienne. Tous connaitront en sa présence un état de « transfiguration », s'accomplissant par l'acte de possession physique, qui ébranle les convictions d'antan. Son départ, survenu subitement, provoque la désagrégation du modèle familial, et plonge chaque membre dans une crise existentielle profonde.
Pour exprimer le sentiment mélancolique de perte subite, Pietro, le fils de la famille, s'enferme dans la peinture et dans un processus de création effréné et insatiable. Cet état le mène à produire un corpus d'œuvres hétérogènes, jouant sur l'intégration du hasard, de l'erreur volontaire, de la dissolution des formes et de l'instabilité de la matière même. Ce sont des peintures sur verre conservant la trace de l'échec ou des monochromes bleu immaculé, rappelant indéniablement ceux d'Yves Klein, mais mutilés par un jet d'urine, dans un geste iconoclaste d'appauvrissement de l'œuvre. Cette fragilité du geste artistique développé par Pasolini annonce une esthétique de la perte que l'on retrouve au même moment dans l'Arte Povera ou l'Anti Form. Chaque signe réalisé doit son existence au hasard produit par l'expérimentations qui pousse au-delà les limites de la matière. C'est un élément instable, éphémère, qui risque de disparaitre à tout moment, et l'attitude de l'artistes consiste alors à le sauvegarder : « Son lot, c'est le risque et le hasard, et l'infamie, que l'on connait tout enfant. Il a réduit sa vie à la ridicule mélancolie de celui qui se sent avili de voir quelque chose lui échapper ».
Aujourd'hui, ce geste interventionniste de sauvegarde de l'évanescent constitue plus que jamais un élément de langage récurant dans la création vivante. L'exposition Transitoire : point d'équilibre souligne cette contemporanéité en s'intéressant au travail plastique et poétique de différents artistes qui produisent chacun.e.s des « antiformes » issues de cette tension. Ils investissent librement des matériaux, qu'ils soient naturels ou industriels, au-delà de leurs limites plastiques (dureté, mollesse, transparence, luminosité, etc.) produisant des images essentielles, à la fois sensibles et conceptuelles. Ces démarches artistiques polymorphes poursuivent une médiation sur l'image, l'énergie, le corps, le langage, l'identité, l'imperceptible, la nature, l'artifice ou l'occulte : tout ce qui relève de l'instable et de l'éphémère. Ces œuvres font évidemment écho à la vulnérabilité de nos sociétés contemporaine, colosses aux pieds d'argile, et qui, comme réponse, proposent d'inventer des formes de vies alternatives qui acceptent l'inévitable altérabilité de toute chose.
Texte de Pierre Ruault, 2021
L'homme négatif étendu, 2021
Mathis Berchery
encre sur tissus, métal, fil et béton
Les mues, 2021
Clélia Berthier
Pâte de riz frit et bandes en fibre de verre
Le terrain (1), 2021
Anouk Chardot
acrylique sur toile, 110x80cm
Murmur et Arrête de hareng, 2021
Maxence Chevreau
Murmur
papier, colle et peinture, 180x65x11cm, production Generator @40mcube / SelfSignal
Arrête de hareng
papier, colle et peinture, 74x132x11cm
Vert Cadet, 2017-2021
Victoria David
papier, pigments, cire, 3x(20x25x55cm) et 4x(20x20x40cm)
Collection of broken objects, 2015
Jot Fau
lampe, chaussures, chaussette et montre recouverts de cuir
Soleil vespéral et Le long de la côte, 2021
Soleil Vespéral
Coton et coquilles de patelles, 165x18cm
Le long de la côte
coquille de couteaux et agar-agar, 14x22cm
Brun Brume 2, 2021
Margaux Janisset
Terre récolté à Liffré et à La Redonne-Ensuès, pastels sèches frottées sur mur
Avoir une tête et une jambe, Penseur, Fleurs, L'œuf et la poule, On finira plus tard, 2021
Vincent-Michaël Vallet
Avoir une tête et une jambe
polystyrène extrudé et peinture
Penseur
polystyrène extrudé et peinture
Fleurs
Acrylique sur toile
L'œuf et la poule
Acrylique sur toile
On finira plus tard
Acrylique sur toile
Le biais des songes, 2021
Xarli Zurell
peinture in situ, huile sur toile et acrylique sur pierre, 200x300cm