De l’autre côté du rideau
Au sol, un parallélépipède rectangle de briques roses, dont la pâleur nous happe, nous retient. Ce bloc, que l’on peut aisément contourner et surplomber, défie-t-il les visiteurs, en feignant la provenance d’un monde fictionnel ? Évoque-t-il un élément issu d’un parc d’attraction ou bien un muret, étrangement rose, en voie d’abandon dans l’espace urbain ? La teinte, presque délavée, fragilise l’évocation du merveilleux suggérée par l’objet ainsi présenté dans l’installation. Le sentiment d’une légère perturbation à l’œuvre est maintenu par les espaces formés entre certaines briques quelque peu disjointes, mal scellées. Ce sont des failles qui apparaissent ici et là. Elles viennent délayer toute tentation du lisse, de l’édulcoré, que le matériau – le polystyrène – appellerait. Cette tension entre couleur, volume et matière innerve l’ensemble de l’installation. Elle se diffuse dans les trois courroies vert clair auxquelles sont reliés des anneaux transparents : l’un d’eux, retenu par une lanière dont l’accroche part du mur opposé, repose sur la face supérieure du bloc ; une deuxième courroie est attachée au plafond laissant cette fois l’anneau pendre à quelques centimètres de distance du muret ; une autre bande entrecoupée de ces cercles en forme d’agrès s’étale mollement au sol. Ces anneaux, ces teintes, ces étranges alliances d’univers liés au sport, à l’urbain, à l’architecture, on a déjà pu les rencontrer dans certains dessins et tableaux d’Anouk Chardot. Le merveilleux, fût-il fissuré, paraît alors s’affirmer davantage : le passage des objets de la toile, du papier, à l’espace physique de l’exposition produit un effet d’étrangeté, un sentiment de déjà-vu teinté de dissemblable. Un monde semble faire irruption dans un autre, comme par métalepse, quand différents niveaux, à priori étanches – par exemple, en littérature, le monde du personnage, d’une part, celui de la voix narrative extérieure à l’histoire racontée, d’autre part – voient leurs frontières transgressées. La baie vitrée qui donne sur la route, sur l’extérieur, d’un côté, et la dimension théâtrale du large rideau à double pan qui ferme l’espace, du côté opposé, accentuent cet effet de seuil. Et là encore toute tentation du sirupeux, du douceâtre, se trouve repoussée : le rideau gris perle n’accueille-t-il pas sur toute sa surface un grillage, peint de manière régulière en bleu, un séduisant bleu foncé qui feint le trompe-l’œil ? Le semblant de merveilleux est contraint, aussi les pièces de l’installation gagnent-elles en épaisseur, la légèreté y est grinçante. Au sein de cet ensemble architectural, le parallélépipède figure-t-il une tombe, un mausolée, que la teinte et les dimensions maintiennent à une place insolite ? On se trouve nous aussi à une place déroutante face à ces failles, dans cette installation douce-amère, qui ne se joue pas de nous.
Nadia Fartas
(Juillet 2022)
Le souvenir de mes songes, 2022
Vu d'ensemble
Le souvenir de mes songes, 2022
polystyrène extrudé, enduit, peinture acrylique, 50x120x40cm
Le souvenir de mes songes, 2022
verre, simili-cuir, dimensions variables (x3)
Réalisation des anneaux en verre Thierry Pain
Le souvenir de mes songes, 2022
tissus en coton, peinture acrylique, 300x150cm (x2)