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Documentation d'artistes diplômés de l'EESAB, 2015 - 2021

Alice Quentel

Les plantes nous ont précédé·es ; elles nous succéderont. Il paraît que la nature se remettra toujours, de tous les bouleversements et de toutes les manipulations que pourront lui appliquer les humains. Résiliente comme pas une, capable de toutes les réinventions, c’est peut-être ce qui explique le caractère inépuisable de la fascination qu’elle exerce sur beaucoup d’esprits, celui d’Alice Quentel compris. Dans le régime d’images pourtant plus que saturé qui nous entoure, les branches, feuilles, fleurs et brindilles de toutes espèces ont fait pousser des racines solides, qui continuent de fleurir dans les carnets, livres d’images, photographies dédiées et autres supports de tous bords et de toutes les disciplines.

La dessinatrice cultive pour elles une admiration vivace. Elle en cueille des morceaux à chaque promenade, en récolte des boutures dans de vieux livres de botanique trouvés par hasard, en fait des herbiers protéiformes et des dessins haptiques et crépusculaires . À l’aérographe ou par transfert, elle s’attache à donner corps, plus encore qu’aux images, aux émotions impalpables et mystérieuses qu’elles continuent d’inspirer, époque après époque, sans jamais faner. D’un souffle, avec tout son corps – c’est un engagement intime et total que demande la technique qu’elle a choisie – elle fait apparaître des empreintes et des spectres, des images latentes et fantômes, qui reflètent la persistance du motif derrière nos rétines et le pouvoir général des images à hanter quiconque pose les yeux dessus. Les plantes sont pareilles à l’anecdote ; elles sont des événements dans le paysage global, des fragments et des détails sur lesquels l’œil peut ou non choisir de s’arrêter, toujours essentiels pour former le tout. En s’appliquant, avec toute la patience et la minutie qu’exige son médium, à décalquer leurs corps fragiles et à les faire rayonner dans la nuit – contexte d’indécision des formes, des corps et des esprits, qu’elle se plaît depuis peu à expérimenter –, Alice Quentel s’évertue par-dessus tout à faire pousser toujours plus haut la poésie dans nos quotidiens.

Texte écrit par Horya Makhlouf à l’invitation de Documents d’Artistes Bretagne pour BASE, décembre 2022


 

« Peut-être faut-il garder la trace de ce qui n’est plus. Ne pas effacer les marques discrètes des apparitions fantomatiques dans nos vies. Ne pas combler les fêlures, laisser des failles du vide », Claire Marin, Être à sa place, Paris : Ed. L’Observatoire, 2022, p. 175. Alice Quentel convie le spectateur à l’orée d’un paysage crépusculaire peuplé de vagabondes. Ces grandes tiges d’herbes, cueillies par l’artiste, semblent s’illuminer dans ses dessins, comme éclairées délicatement par une farandole d’insectes lumineux ou une constellation. La nuit, si elle impose sa présence, n’est pas le temps qui laisse une place à nos frayeurs nocturnes mais celui-ci qui au contraire nous enveloppe de sa douceur. Elle nous laisse en souvenir ce moment magique, celui qui produit des effets extraordinaires. À y regarder de plus près, toutes ces traces révèlent une volonté de figer cette beauté, d’en saisir la volupté. Le rapport de l’artiste à l’empreinte est doué d’une extraordinaire fécondité heuristique car elle travaille avec ses possibilités et ses limites opératoires. Cette indétermination de sa pratique se joue dans les supports du papier, les textures, les pressions et les gestes. Le dessin est vécu comme un champ d’expérimentation, l’artiste y compose un tissu de relations visuelles, un vocabulaire de motifs qu’on croirait tirés des planches botaniques d’Anna Atkins. Une empreinte est une réminiscence visuelle d’un passé qui ne cesse de se faire présent à nouveau ; une « survivance », dans le sens warburgien du terme. À chaque endroit où une silhouette fait défaut, une séparation se répète. Dans cet univers végétal, seules trois empreintes de mains, presque imperceptibles, semblent être les témoins d’une présence humaine. Ce sont des « mains fantômes », renvoyant à une iconographie inscrite dans une histoire de la création intemporelle. Ces spectres sont les vecteurs d’une émotion profondément mélancolique, qui sans dire son nom, parcourent les âges.

Par Pierre Ruault
Texte écrit à l'occasion de l'exposition personnelle Mes yeux étaient vairons, 2022 Le4artistrunspace, B612, Rennes, septembre 2022